Transhumance en
Cévennes
Une grosse panne
d’Internet et je suis très en retard pour parler de la transhumance qui est pourtant
d’actualité. Les premiers troupeaux de brebis sont montés à l’Aigoual le
dimanche 10 juin.
Un ami de mon père,
Francis, nous racontait il y a trente ans de cela, ses « Drailles », ses
Estives, son métier de berger, de maître-berger. A chacune de nos visites, il
avait des étoiles dans les yeux quand il parlait du Mont Lozère, de ses
prairies, de l’air qu’on y respirait. Oubliés les orages, la foudre, le froid,
les blessures, les marches en habit de pluie dans lesquels on transpire et on
est autant mouillé dedans que dehors, des journées sans fin …
La draille c’est un
chemin, une piste mais c’est aussi la transhumance, le voyage (à pied et à
pattes à l’époque), des pâturages d’en bas aux pâturages de la montagne
(l’estive), plusieurs troupeaux mêlés, brebis ou vaches. Les chemins empruntés
s’appelaient des drailles ou drahlas. Ces voies de communication très
anciennes, peut-être même d’avant l’ère chrétienne, ont servi pour les
troupeaux transhumants mais aussi pour le trafic commercial. Malgré la
construction de routes dans notre province en 1689, les drailles continueront à
être utilisées, y compris par les troupes royales et les camisards. D’après des
archives de 1703, les soldats avaient même l’obligation d’escorter les
troupeaux transhumants pendant la guerre des Camisards.
Certains de ces chemins dans
nos montagnes ont conservé les empreintes des bêtes, brebis ou ânes qui les
parcouraient. Des « Parisiens » s’insurgent contre les kilomètres que
l’on fait parcourir à ces animaux, jusqu’à 115 km des plaines montpelliéraines
au mont Lozère. Mais ce parcours permet l’acclimatation progressive au climat
qui peut varier encore en cette mi-juin de plus de 20 degrés. En 1956, sur la
draille il neigeait à gros flocons un 15 juin du côté de la Vieille-Morte. Et
puis les bêtes ont besoin après l’hiver, d’herbe fraîche cueillie le long du
chemin, de bousculer la voisine, de faire sa place dans le troupeau. Maintenant
on utilise quelques camions, mais ce n’est pas le même confort pour les bêtes
qui n’apprécient pas toujours ce mode de transport, parfois angoissant pour
elles. Souvent les camions servent uniquement pour le transport du matériel et
des brebis malades ou pour les agneaux trop faibles pour marcher. Dans notre
Uzège, peu de drailles encore fonctionnelles ou de chemins donc on utilise les
routes goudronnées et surtout des camions pour une partie du chemin.
(mas Corbières )
Notre relation avec les
ovins et les caprins date de loin, probablement du néolithique moyen avec la
domestication des mouflons sauvages. Le pastoralisme existe déjà en 430 avant
notre ère si l’on en croit Sophocle. En Italie apparaissent en 111 avant JC les
premières lois connues sur la règlementation de la transhumance. En Languedoc
des échanges existent entre la région actuelle d’Alès et Mende, à l’âge de fer
avec la présence de céramiques, de sonnailles…On ne dira jamais assez
l’importance de ces troupeaux ambulants, ce cheptel (mot qui est de la famille de "capital" !!) :
non seulement pour l’entretien de nos montagnes et des sources, mais aussi pour
l’évolution du droit au cours des âges, élaboration des droits de passage, de
« pulvérage » (droit de soulever la poussière), droit
d’ »avérage »(d’abreuvage). Ce qui indique l’importance économique
mais aussi sociologique, ethnologique du pastoralisme et de la transhumance. En
1852, les départements du Gard et de l’Hérault affichaient un cheptel de près
d’un million de têtes.
Francis avait appris le
métier petit à petit, sur le tas. Il avait commencé vers l’âge de sept ou huit
ans en gardant le troupeau familial près du mas. Puis vers onze ans il monte
son troupeau et celui de son grand-père en montagne, une cinquantaine, puis 70
à 80 brebis avec parfois des agneaux nourris "à la bouteille" c’est-à-dire au
biberon. C’est encore un amateur qui bûcheronne un peu, fait des fagots, tout
en gardant son troupeau pendant trois mois. Les adultes ne sont pas loin, père,
oncle, grand-père, voisin…. Son frère parfois l’accompagne, mais il est déjà
décidé que celui-ci reprendra la ferme et donc sera le « patron » de
Francis plus tard.
Il fait sa première
draille à 13 ans. A l’époque beaucoup d’adolescents se louaient et menaient les
troupeaux avec des bergers adultes et un maître-berger expérimenté, responsable
du bon déroulement du voyage. Dans chaque village traversé, des petits ou
grands troupeaux s’ajoutaient ; à l’arrivée, 1800 à 2000 bêtes.


Les anciens dans les villages sentaient
l’arrivée du troupeau. Le long du parcours les volets s’ouvraient plus tôt que
d’habitude, les anciens et les plus jeunes écoutaient le bruissement lointain
des sonnailles. Tous se taisaient, hommes, insectes, oiseaux de nuit faisaient
silence, l’oreille tendue. Puis c’était le déferlement d’une coulée blanche
avec ses pompons colorés. Bergers, chiens, les accompagnateurs qui redescendront
une fois arrivés à l’estive… Les propriétaires des moutons accompagnaient sur
la draille au moins quelques heures. On discutait des bêtes, leurs défauts,
leurs qualités. « Celle-là est la petite-fille de telle autre, celle-ci
est la sœur ou la cousine de telle autre… »
Au village, les
transhumants étaient passés donc les beaux jours étaient là, cycle annuel
immémorial, symbiose entre l’homme et l’animal, le temps, l’espace. Des siècles
de culture pastorale ont construit nos racines dans l’inconscient humain.
(Colliers
de drailles sculptés et peints)
A l’époque de Francis,
les femmes bergers n’existaient pas. Même les épouses n’étaient pas les
bienvenues à l’estive. Les bergers dormaient à la belle-étoile ou dans une
cabane ou une grange, loin de tout confort. Le propriétaire du pâturage
nourrissait un berger pour 1300 bêtes, un chien pour mille têtes. Maintenant on
loue une ferme, une maison plus confortable avec panneaux solaires, douches,
matériel culinaire etc.. donc la femme de berger ou bergère elle-même est
admise.
Un beau troupeau était
celui qui avait un bélier avec quatre tours de cornes. Les bergers pariaient
sur les combats de béliers.
Parfois un propriétaire
de quelques bêtes venait à l’estive et comme les visites étaient rares, c’était
jour de joie. D’autant plus qu’il apportait toujours des musettes de
nourritures qui nous changeaient un peu. On avait des nouvelles d’En Bas. Les
voitures étaient rares à l’époque, le propriétaire venait en car puis à pied
par la draille jusqu’à l’estive. Il fallait qu’il ait la passion de son
troupeau !!
Quelques
jours avant la montée à l’estive, les éleveurs marquaient leurs animaux. Le
grand-père de Francis avait connu la période où ce marquage se faisait à la
poix. C’était une opération longue et désagréable. Les négociants lainiers
n’aimaient pas cette pratique qui disparaîtra début du 20ème siècle,
la poix souvent tachait la laine. Puis on a utilisé la peinture
temporaire : la marque sert au berger à reconnaitre à quel propriétaire
appartient telle bête, et le propriétaire au triage du retour d’estive récupère
facilement ses brebis. Initiales, dessins, appliqués au tampon imprégné de
peinture, le « pegador », mot dérivé de pega en occitan la poix.
Entre bergers on s’entendait pour que les marques, les couleurs ne jurent pas à
l’esthétisme du troupeau lors de la transhumance. Les marques devaient rester
visibles jusqu’au retour d’estive.

Les colliers et les
sonnailles étaient aussi installés la veille du départ. Francis fabriquait ses
colliers avec du bois de micocoulier, coupé à la bonne lune quand le bois tombe
ses feuilles. Parfois des bergers utilisaient du bois de châtaignier mais il
était plus dur à plier, à mettre en forme. Les clés du collier étaient en
genêt, du hêtre, du buis, ce qui tombait sous la main car la fabrication se
faisait en estive tout en gardant le troupeau.
Les sonnailles étaient
choisies par le berger, chaque son personnifiait un troupeau. Le berger
reconnaissait au son si une de ses brebis s’était éloignée. Les agneaux retrouvaient
parait-il, leurs mères au son de leurs cloches. Les sonnailles faisaient
marcher le troupeau sur la draille. Mais il fallait une certaine harmonie de
sons ; s’il y avait cacophonie ou trop de bruit, les bêtes s’énervaient et
le troupeau se cloisonnait et ne suivait pas.
La fabrication des
battants de cloche était tout un art. On prenait un morceau d’os, tibia d’âne,
de bœuf ou de cheval. Si possible venant d’un animal bien nourri, donc un os
plus solide et qui bat plus sec et s’use moins vite. Pendant cinq ou six mois
on l’enterrait dans du fumier frais. Puis on le suspendait sous le manteau de
la cheminée pendant encore cinq à six mois pour qu’il sèche dans la fumée.
Après seulement on le sciait, le perçait et on pouvait l’attacher avec un lacet
de cuir à l’intérieur de la cloche. Certaines cloches étaient gravées. La
brebis ou le mouton meneur du troupeau était équipé des mêmes sonnailles chaque
année, avec le même collier.
Et là aussi il fallait
une harmonie entre les colliers et les autres décorations. Lors de la traversée
des villages les bergers, les propriétaires des troupeaux devaient être fiers de leurs bêtes, de la
transhumance, conscients d’être porteurs de tout un passé.
Les brebis sont
intenables lorsque le berger n’a pas ou plus de chien ou que le chien n’est pas
très bon. Francis n’avait confiance qu’en une sorte de chien, le Briard, malgré
qu’il soit très poilu et donc toujours plein d’herbe, de brindilles… Pour
choisir un chiot dans toute la nichée, on pose tous les chiots par terre et le
premier que la mère ramasse est le bon. Il était préférable que le chiot soit
de couleur foncée, les brebis respectaient moins les chiens de couleur claire.
Il a toujours dressé ses chiots en les mettant à côté d’un vieux chien, ou de
leur mère, modèle que le chiot suivra. Le dressage peut durer trois ans. Les
chiennes sont souvent plus souples et plus attachées au troupeau et à son
maître qu’un chien. En draille ou en estive, les chiens se fatiguent vite,
travaillant sans relâche. Francis essayait d’en avoir toujours deux, un qui se
repose pendant que l’autre travaille. En estive le chien était souvent le seul
compagnon du berger, courageux, réconfortant. Couple nécessairement
indissociable, le berger et ses chiens tissent des liens de complicité très
forts.
En draille, les bergers
n’avaient pas de cabane pour dormir. Maintenant les habitudes ont changé ;
des fermes abandonnées, des granges, et même des chambres sont louées.
En estive, Francis a
connu des cabanes dans lesquelles on pouvait seulement s’allonger pour dormir.
Le chien restait dehors. Pour manger, il devait sortir et en cas de pluie,
s’abriter sous le parapluie. Encore actuellement des bergers dorment quasiment
à la belle étoile : « Jusqu’à cet été, depuis
six ans donc, de juin à septembre, mon abri était une tente de trappeur ou de
chercheur d’or d’Amérique du Nord, montée sur des rondins de bois pour l’isoler
autant que possible du sol. C’est dire que j’étais souvent trempé, nuit et
jour… » nous dit un berger estivant sous le Signal au Bougès à 1400 m
d’altitude près de Mijavols, (.Journal
la-croix.com/Journal/estives-Cevennes-bergers-sont-labri-2017-09-20-1100878201) . Le Parc National des Cévennes construit ou aménage maintenant des
bergeries pour encourager des jeunes bergers.
Francis n’avait pas connu
les médicaments vétérinaires pour ses brebis. Quand l’une d’elles avait des
problèmes pour expulser son placenta, il lui faisait avaler un œuf frais avec
sa coquille. Et cela marchait ! Des tisanes à base d’iris ou de peau de
couleuvre aidaient à la délivrance lors de l’agnelage. Une cuillerée d’absinthe
à jeun contre un peu tout…. L’huile de cade ou d’olive mélangée à un peu de soufre
contre l’eczéma ou les petites plaies. Et même une grenouille vivante avalée
par la brebis contre la dysenterie !!
Autrefois les bergers
décidaient de la meilleure période pour agneler. Les agneaux se vendaient mieux
pour Noël ou Pâques. Donc les béliers entraient en action au bon moment.
(cocomagnaville
over.blog -- photo Robert Doisneau 1958).
Pendant la guerre de
1939-45, les ânes et les mulets ont été en partie réquisitionnés. Le matériel
pour l’estive se transporta à dos d’homme (et même de femme). La draille se
faisait surtout la nuit avec peu de sonnailles. On avait moins de bêtes et on
sautait des villages lors de la transhumance. Les maquisards, les troupes régulières
prenaient leur dîme de moutons. Il faillait être très vigilant, on se faisait
tuer une bête pour un rien. Moutons ou chiens. Les vieux bergers avaient été
rappelés à la rescousse pour épauler les moins expérimentés. Le risque du STO
éclaircira encore plus les rangs des jeunes bergers. On se suffisait de châtaignes,
de lait de chèvre, du potager….
Francis a quitté cette
terre qu’il aimait tant en 1979. Son fils et son neveu ont tenté de
reprendre le métier de berger. Mais l’Union Européenne, la Pac, les différentes
réformes ont pénalisé la filière ovine.
La maison de Francis est
habitée maintenant par un couple d’anglais qui ont à cœur d’entretenir le
cimetière familial de Francis devant la fenêtre de la cuisine. Ils font
collection de colliers de draille sculptés. Ce ne semble pas être du folklore
pour eux.
Sources :
musée St Rémy de Provence (sonnailles gallo-romaines) – Pastore E Transhumances St Martin de Crau Cheminements
2002 –Revue Cévennes PNC n°48-49 – Michel
Verdier Saisons de Bergers en Cévennes
édit Equinoxe ISBN2 84135-482-2 ISSN1147 3835 – Photos Michel Verdier -- Brager
F Les nuits de fumature in Cévennes Florac PNC n°9 p2-4 – Annales du Parc
National des Cévennes T1 1979 T2 1982 T3 1986 T4 1989 – Brisebarre A-M Bergers
des Cévennes Paris Berget-Levrault 1978 – lasalle.fr Histoire du Patrimoine
mairie de Lasalle --- Magazine Histoire internet--- midilibre.fr/2014/08/09/la-transhumance-du-berger-les-animations-du-festival-nature,1035784.php
– Parc National des Cévennes --office du Tourisme Piémont Cévenol J Cl Richet--- photos Patrimoinevivantdelafrance.fr ---Journal la-croix.com/Journal/estives-Cevennes-bergers-sont-labri-2017-09-20-1100878201)
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