Compagnons Passants
à Uzès– Compagnons du Devoir
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)
Nous avons déjà côtoyé les Compagnons dans des articles précédents (Restauration de l’Hôpital d’Uzès blog du 14/11/2020 et La grève des ouvriers typographes lyonnais en 1539 blog du 21/5/2020).
(Vauvert emblème compas :compagnonnage ?) Notre région nous montre une présence
maçonnique et compagnonnique importante. A Vauvert, rue de la République un
emblème apparait sur un immeuble en pierres de taille des années 1830-1850, sur
le linteau d’une fausse baie centrale au premier étage et sur le linteau d’une
autre baie aveugle du second étage. (Christian
Schirvel découvreur) Les symboles et rituels de la franc-maçonnerie et du compagnonnage
sont très différents, bien qu'ils aient quelques éléments communs. Les légendes
maçonniques et compagnonniques font référence à trois fondateurs Salomon,
Maître Jacques et le père Soubise, ajoutant à la confusion historique. Ici nous
parlerons essentiellement du compagnonnage.
Le
compagnonnage est avant tout un voyage à travers la France et même l’Europe.
L’apprenti doit s’être frotté aux diverses techniques et avoir vu les chefs
d’œuvre symboliques construits par les anciens. La
vis de Saint Gilles dans le Gard, les escaliers des châteaux de Blois, de
Chambord, Rome par exemple et bien d’autres.
Le terme de « compagnonnage » évoque un groupement de personnes dont le but est l’entraide, l’éducation, la transmission de connaissances entre ses membres. Le mot apparait dans notre langue vers 1719, suite des corporations et des confréries du Moyen-Age. Il désigne alors le temps d’un stage professionnel du compagnon chez un maître, d’atelier en atelier, de villes en villes, de région en région. Tous les métiers ne sont pas concernés par ce système d’apprentissage. Mais il a fait rêver plus d’un par son Tour de France et les rituels secrets qui l’accompagnaient. Société secrète, folklore ? Dans chaque ville étape, une maison des Compagnons avec un prévôt et une « mère », une hôtesse qui logeait, entourait, écoutait les aspirants, substitut familial. On est frère, on fait partie d’une communauté, on utilise des mots spécifiques, on s’habillait d’une certaine façon selon son métier, avec ses couleurs, ses cannes….
Jean Bernard /amelier.2011blog4ever.com/compagnons-du-devoir-du-tour-de-france
Transmission des connaissances et formation à un métier, mais aussi solidarité, pratiques éducatives encadrées par la communauté de compagnons. L’aspirant, l’apprenti, de maître en maître, d’atelier en atelier, apprend son métier mais aussi à se comporter. L’itinérance éducative et les rituels d’initiation font partie de l’éducation auxquels l’aspirant doit adhérer. On apprend de ses pairs. A la fin de son périple, l’aspirant sera accepté ou non comme compagnon par ses pairs et pourra lui aussi enseigner à d’autres apprentis. Chaque aspirant-compagnon doit confectionner un « chef-d’œuvre » qui prouve qu’il connait son métier. Le travail sera jugé, critiqué par les autres compagnons. Les cérémonies d’adoption et de réception pourront alors avoir lieu. Il s’agit de confectionner un objet unique, remarquable, abouti. Par le passé, on voyait aussi des chefs-d’œuvre compétition et de défi : deux associations de même métier essayaient d’évincer l’autre pour s’assurer le monopole de l’embauche dans une ville. Parfois les chefs-d’œuvre étaient présentés dans des expositions professionnelles ou promenés dans les rues lors de fêtes patronales….
L’histoire du compagnonnage est difficile à retracer, tant les archives d’avant le 18ème siècle manquent. Il semble que les artisans de tous les pays du monde se soient transmis leurs connaissances de génération en génération, plus ou moins secrètement. Et cela depuis la plus Haute Antiquité. La compétition économique demanda la préservation des secrets de fabrication, des tours de main qui ne seront communiqués qu’à des collègues sûrs, cooptés.
Nos
cathédrales, nos monuments, notre ameublement, notre art de vivre ont largement
bénéficié des connaissances des compagnons dont on retrouve les signatures dans
tous les pays d’Europe.
Dans notre
pays sous l’Ancien Régime, les métiers sont organisés en corporations avec
trois états : apprenti, compagnon et maître. Le système des corporations
permet aux maîtres de lutter contre la concurrence mais aussi contre les
revendications ouvrières. Incitant donc les ouvriers à se regrouper, montrant
leur aptitude à l’ouvrage bien fait grâce à des pratiques transmises
discrètement, de main à main.
Le passage
d’un statut à l’autre était très difficile à moins d’être fils ou gendre de
maître. Depuis Le Livre des Métiers d’Etienne Boileau de 1268, il était
interdit au compagnon de quitter son maître sans son accord. Les premières
sociétés de compagnons indépendantes des corporations seraient nées de ces
mesures. Elles vont prendre le nom de « Devoirs ».
Des
ordonnances royales indiquent çà et là l’existence de ces pratiques
compagnonniques. Celle de Charles VI de 1420 pour les cordonniers de la ville
de Troyes : « Plusieurs compaignons et ouvriers du
dit mestier, de plusieurs langues et nations, alloient et venoient de ville en
ville ouvrer pour apprendre, congnoistre, veoir et savoir les uns des autres. »
Plus souvent
des condamnations royales à leur encontre. François Ier dans son ordonnance de
Villers-Cotterets de 1539 par exemple :
« Suivant nos anciennes
ordonnances et arrêts de nos cours souverains, seront abattues, interdites et
défendues toutes confréries de gens de métier et artisans par tout le royaume.
[...] défense à tous compagnons et ouvriers de s'assembler en corps sous
prétexte de confréries ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les
uns les autres chez les maistres ou pour en sortir, ni d'empêcher de quelque
manière que ce soit lesdits maistres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers soit
français soit étrangers. »
En 1540 une condamnation pour un compagnon cordonnier de Tours qui
reconnait avoir mangé chez « la mère » (femme qui nourrit, loge,
surveille les aspirants) à Dijon et avoir voyagé pendant quatre ans d’atelier
en atelier.
Chef-d’œuvre de compagnon boulanger, 1995
L’Eglise
s’inquiété des pratiques rituelles non contrôlées par elle dans les Devoirs. En
1655 les docteurs de la faculté de Paris votent une résolution en ce sens. En
même temps l’Eglise essaie de mettre en place un Devoir de son cru : les
Frères Cordonniers, ordre semi-religieux. Ce sera un échec.
La Révocation de l’Edit de Nantes en 1685 bouleverse aussi
l’organisation ouvrière. Les protestants se regroupent dans un autre Devoir qui
deviendra plus tard le Devoir de Liberté au moment de la Révolution.
Au début du 18ème siècle, la puissance du
compagnonnage en tant qu’organisation ouvrière est considérable. Grèves parfois
longues, contrôle des embauches, « interdictions de boutiques »
contre des maîtres indociles, même interdit sur des villes entières qui se
voient privées d’une économie essentielle.
Mais aussi des rivalités, des rixes entre compagnons de Devoirs rivaux.
En avril 1791 la Révolution met fin au système des corporations : c’est le décret d’Allarde. La loi Le Chapelier en juin interdit les associations ouvrières. En 1804 les compagnons qui ne se reconnaissaient pas dans le Saint Devoir de Dieu, fondent le Devoir de Liberté. Le code pénal de l’époque punit l’organisation d’une grève de deux à cinq ans de prison. Mais le compagnonnage continue à se renforcer : protection, revendications, malgré les luttes fratricides entre ses deux tendances. Ainsi, en 1816, les tailleurs de pierre Enfants de Salomon s'affrontèrent ainsi à Lunel contre les tailleurs de Maître Jacques ; en 1833, les femmes essayèrent de chasser de Lyon les compagnons cordonniers. Pas moins de 200 000 compagnons en France dans ce début de 19ème siècle. Un nom sort du nombre Agricol Perdiguier, dit « Avignonnais la Vertu » qui popularise ce système et tente de l’unifier.
Au lendemain de la Révolution dans une société qui se cherche,
la dimension religieuse est présente jusqu’en 1869 par l’obligation de faire
dire des messes. Certains métiers ont du mal à se faire accepter, les
cordonniers par les tanneurs, les boulangers par les doreurs et serruriers….
La deuxième moitié du 19ème siècle voit un déclin du
compagnonnage s’amorcer. La révolution industrielle met en place des procédés
de fabrication qui ne demandent plus autant de tours de main et de secrets de
métiers. L’apprentissage est réformé, l’unification des compagnonnages est un
échec. La pratique séculaire du Tour de France, de son itinérance à pied est
bouleversée par l’arrivée du chemin de fer. Et puis à partir de 1884 avec la
loi Waldeck-Rousseau, les syndicats sont autorisés. Ces derniers montent
rapidement en puissance, plus modernes. Les pratiques ancestrales du
compagnonnage sont tournées en dérision. Le nombre de compagnons tombe
rapidement, malgré des essais de rassemblements. Nous pouvons citer Lucien
Blanc, dit « Provençal le Résolu » qui crée en 1889 l’Union compagnonnique
de Devoirs Unis, en vain.
Mais à bas-bruit, le compagnonnage survit. Dans l’entre
deux-guerres, il attire par ses pratiques et ses valeurs l’attention des
traditionalistes. Le bel objet créé par l’artisan fait envie. Jean Bernard crée
pendant la guerre de 1939 l’ »Association Ouvrière des Compagnons du
Devoir ». A la Libération, l’Union Compagnonnique reprend du service et
les « Indiens » et les « Soubise », rites de charpentiers
fusionnent : c’est la naissance de la Fédération Compagnonnique des Métiers
du Bâtiment.
Actuellement le compagnonnage attire de nombreux jeunes en
conciliant traditions et modernité mais toujours en recherchant l’excellence.
Nos compagnons sont recherchés dans toute l’Europe. En 2006 une femme est
admise chez les tailleurs de pierre ouvrant la voie à d’autres femmes dans
d’autres métiers.
En novembre 2010, le
Compagnonnage a été inscrit sur la liste représentative du Patrimoine Culturel
Immatériel de l’UNESCO en tant que «
réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». Les musées
du Compagnonnage Arras, Limoges, Bordeaux, Tours, Paris, Toulouse et bien
d’autres…..
Ci-joint une lettre et sa transcription
adressée le 17 février 1823 au maire d’Uzès dans le Gard par deux compagnons
menuisiers du Devoir en poste à Anduze. Les compagnons avaient la charge de
veiller jalousement sur la réputation d’honnêteté de leurs sociétés et de celle
de chacun de ses membres. Cette lettre a été transmise au commissaire de
police ; quelle suite ?, nous n’en savons rien.
A Monsieur Bouchon Maire de la Ville d’Uzès Dt du Gard
Monsieur,
Excuzé de la liberté que nous prenons de vous écrire.
C'est au sujet d'un ouvrier menuisier qui travaille dans
votre commune à Uzese. Il se nomme Dominique Marine dit Corsoir, natif
d'Ajaccio. Cet homme est un espèce de vacaton [?] rusé dont il parait
que dans tous les endroits ou il passe il fait des dupes. Il a travaillé à
Anduze et il redoit chez une mère de famille qui l'a nourrit la somme de
27 f 85 centimes. À Allais [Alès] il doit 40 f 25
centimes. Il a ses papiers à Alais que l'on lui a retenu pour les dettes et
sans doute qu'il se dispose d'en faire autant dans votre commune. Cet homme
reçoit de l'argent de chez lui et c'est mauvaise foi s'il ne paye pas. Nous
vous prions s'il lui venait de l'argent à la poste de lui faire retenir et de
ne pas lui donner des nouveaux papiers vu que cela le faciliterait à faire de
nouveaux exploits à sa manière.
Votre très humble serviteur Frédéric le Normand et Auguste
le Normand Compagnons menuisiers
Anduze le
17 février 1823
Si vous
pouviez lui faire donner les 27 f 85 qui doit vous les enverriez à
Madame Brune aubergiste à Anduze. En le faisant vous obligerez une malheureuse
femme qui se recommande à vous. »
©
Photographies Jean-Michel Mathonière 2015, D.R.
Madame Brune est la « Mère » des compagnons
menuisiers du Devoir d’Anduze et non de la société du Devoir de Liberté : les
premiers font suivre leur prénom de leur province, les second de leur province
et d’une qualité par exemple « la Vertu », « Cœur
Vaillant »…
Sources et pour en savoir plus : 'Agricol
Perdiguier extraite du Livre du
Compagnonnage (2e édition, 1841-- Chefs-d'Oeuvre de Compagnons de:Laurent Bastard-- .museecompagnonnage.fr/le-compagnonnage
main/le-chef-doeuvre
--wikipedia.org--
Jean Bernard /amelier.blog4ever.com/compagnons-du-devoir-du-tour-de-france
-- compagnonsdutourdefrance.org/pages/qu-est-ce-que-le-compagnonnage
-- Jean Briquet: Agricol
Perdiguier, compagnon du tour de France et représentant du peuple: 1805-1875, Librairie M. Rivière,
1955, 468 pages
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