mercredi 10 octobre 2018

Le bagne pour enfants de Luc



(L’ancienne colonie pénitentiaire de Luc).
Le Bagne pour enfants de Luc
(La commune de Luc-Campestre se situe dans le Gard proche du Vigan en Occitanie.)
ou Le fromage et les « enfants du bagne » : « Mundatur culpa labore », le travail efface la faute… Cela rappelle un autre temps pas si lointain « Arbeit macht frei- Le travail rend libre »!
La France du début du 19ème siècle est dans un état économique, sanitaire et social épouvantable. Les bouleversements politiques, les guerres, la naissance de l’ère industrielle ont détruit les strates sociales. L’entre-deux Guerre du 20ème siècle ne changera pas la donne. L’alcoolisme, le chômage qui détruisent les familles. Les enfants  sont les premiers touchés par la situation : orphelins, abandonnés,  victimes d’inceste dans ces logements où l’on s’entassait, vivant en bande, de vols, de mendicité. La prostitution enfantine est bien installée dans les villes. L’industrie, les mines exploitent largement les enfants, pour les rejeter lorsqu’ils sont trop grands sous les métiers à tisser ou dans les boyaux des mines…
Ces enfants sont envoyés dans des colonies pénitentiaires agricoles, appelées aussi colonies éducatives agricoles, où les travaux et le bon air sain et vivifiant doivent les remettre dans le droit chemin. Ils évitent la promiscuité des prisons d’où l’on ressort comme ce fut le cas à la Petite Roquette de Paris, diminués physiquement et mentalement à cause des mauvais traitements.

Louis Rastol arrivé au en 1916 Luc à 13 ans né le 6 décembre 1902 à 8 h à Oran en Algérie, s’engage dans l’armée classe 1922.
L’Etat confie la gestion de ces colonies à des propriétaires terriens contre une indemnité ; ainsi une main d’œuvre gratuite et corvéable exploite leur domaine. Le recrutement des surveillants laisse fortement à désirer. Les matons sont des agriculteurs locaux la plupart du temps, sans aucune formation ou qualification. Et puis on n’a pas encore vraiment compris que pour se projeter dans l’avenir, le pays a besoin d’enfants éduqués, instruits, aimés. La perversité de quelques encadrants entraine naturellement des désordres, des révoltes, surtout de 1865 à 1870. Des os, des dents cassés à coups de clés, de sabots... Michel Foucault résume ainsi la colonie de Mettray qui servira d’ « exemple pour la plupart des autres colonies : « Pourquoi Mettray ? Parce que c’est la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement. II y a là « du cloître, de la prison, du collège, du régiment ».

Ces centres pénitentiaires vont perdurer jusqu’aux années 1945. Celui de Belle-Ile est tristement célèbre avec sa révolte de 1934. Une soixantaine de colonies privées plus une dizaine d’institutions publiques. En théorie un système éducatif plus que répressif. Mais l’enfant n’avait pas la place qu’il a actuellement dans notre société. Certains de ces centres vont fermer rapidement tellement les rapports qui en sont faits sont déplorables, comme le centre de Combelles près de Rodez qui n’exista que de 1861 à 1864.
Dans ces centres les enfants se retrouvent au milieu de nulle part, dans des lieux à l’abri des regards. En toute discrétion, des travaux très durs vont leur être imposés.
(cellule au Luc-photo Paul Veyret)
Travail, punitions, vexations, les révoltes ne sont pas rares comme celle du 29avril 1912 au centre de Campestre : 18 pupilles se retrouvent en cellule.



Marquès du Luc possédait une grande propriété sur le Causse Campestre, environ 1500 hectares. Il est conseiller régional du Gard, membre du jury de surveillance de la ferme école de Mas le Comte, magistrat. Il connait les travaux de la colonie pénitentiaire de Mettray ouverte en 1839 avec la devise « sauver le colon par la terre et sauver la terre par le colon ». Il décide d’installer une colonie éducative agricole sur son domaine du Causse. Son fils reprendra la main en 1871. A partir de 1880, l’Etat devant les abus de ces centres, accorde moins de subventions au privé. Le Luc devient école professionnelle en 1904, on tente d’accueillir des filles, puis des enfants difficiles de l’assistance publique. Le centre ferme définitivement en 1929.
Autour du domaine, pas d’enceinte, le Causse désertique suffit à dissuader les envies de fuite. Et puis les évasions sont sans espoir : le crâne rasé, la veste avec le mot « Col Luc » cousu dans le dos avec le numéro matricule, le fugitif était facilement repérable. Une prime était allouée à celui qui les récupérait. Parfois comme à Belle-Ile, un maton était de mèche avec les « braves gens » pour reprendre le fugitif et la prime était partagée. En 1934 une évasion massive eut lieu dans cette colonie : la prime était de 20 frs par tête, même les vacanciers participèrent à la traque. A la colonie d’Aniane les habitants avaient corrompu les gardiens pour qu’ils facilitent les évasions. Une prime de 50 frs par tête à se partager avec les gardiens.
Punitions corporelles bien qu’interdites par le règlement, privation de nourriture, cellules pour trente ou quarante jours, des graffitis qui racontent encore malgré les couches de peinture. Les cachots avec une petite ouverture en hauteur avec barreaux, des portes en chêne, des verrous de forte taille, des banquettes en ciment pour lit…
Graffitis cellule du Luc 1927-


« JE SORTIRAI QUAN DIEU LE VOUDRA VOICI 19 JOUR QUE JE SUI EN CELULE - Voila 432 heures que je suis en cellule. 224490 minutes et 1393 secondes.
Il compte les jours, les heures jusqu’aux secondes, mais fataliste, il ajoute plusieurs fois : MES ENFIN JE NE MAN FE PA »
(Sur ce panneau, on peut voir en plusieurs endroits, 5 points assemblés comme sur une face de dé. Dans les prisons, ce signe symbolise l’enfermement entre quatre murs. ) –Michel Veyret)
Gravés sur les murs, des bribes de vie, des jets de colère, des lambeaux d’espoir, un besoin de manifester sa présence, son existence….  La plupart des garçons à la sortie ou après une évasion réussie, s’engageaient dans l’armée coloniale. Quand ils ne plongeaient pas dans la délinquance violente !!
Source : Michel Veyret
Vue latérale du bâtiment avec, au-dessus des cellules, l’étage du dortoir des petits et à son extrémité, l’infirmerie.
Le centre de Campestre-Luc ouvre ses portes en 1856. Chaque année, 170 à 200 enfants environ vont y séjourner, 70 décès enregistrés. Ils arrivaient de toute la France et même d'Algérie. Des peines de deux à quatre ans, parfois plus. Un enfermement demandé parfois par la famille !! Certains avaient été acquittés des faits reprochés, mais l'administration judiciaire préférait une rééducation dans ces colonies. 
Les plus jeunes de 6 à 12 ans sont chargés des travaux agricoles dans une terre qui est loin d’être fertile. Nous sommes sur le Causse, une terre de cailloux. Pour les plus petits, l’empierrage, un sac pendu au front et ramassage du moindre caillou pour le verser en bordure du champ à cultiver. Les plus âgés de 13 à 20 ans s’occupaient des travaux lourds agricoles, tracer chemins et routes, moissonner, construction, déblaiements, chargements,..des travaux de bagnards adultes. L’hiver ils faisaient des espadrilles et des paniers d’osier.


Le centre sera transformé en école des pupilles de 1904 à 1929, date de sa fermeture, transformation sans grand changement quant au mode de fonctionnement.
Une rémunération était prévue : 0,20à 0,40frs par mois pour les 9-14ans, 0,40 à 0,75 frs, la somme leur était remise à leur libération. Un régime militaire et rudimentaire, peu d’hygiène, l’eau est rare sur le Causse. Le matin, lever à 6 h, une prière commune, une tranche de pain (blanc ce qui est rare à cette époque), et travail dans le vent, le froid de l’hiver et la cagna de l’été. A 13 h, repas, une tranche de pain et de la soupe, un plat de légumes secs. Peu de viande. Puis travail et retour en colonne et en silence. Cours de moralité et d’éducation avant la soupe du soir et coucher. Le dimanche les enfants ne travaillaient pas, mais ils avaient religion et exercices militaires obligatoires. Quand on regarde le bâtiment, l’absence de cheminée interpelle. Dans un climat si rude, il devait geler dans les dortoirs. Seules l’école, l’infirmerie et la cuisine avaient un moyen de chauffage. Un rapport d’inspection de 1893 indique des affections des voies respiratoires très nombreuses.
Il ne s’agit pas ici de faire pleurer sur la misère de ces enfants. C’était une autre époque. Ma mère née en 1918 à 8 ans faisait le ménage chez l’instituteur du village et sa sœur ainée au même âge était aide-cuisinière chez le notaire du village voisin. La vie était dure pour tout le monde mais les enfants payaient très largement leur part. Et nous commencions seulement à parler éducation, école pour tous…. La société française est seule responsable de ce qui s’est passé dans ces lieux de misère. Je le dis pour tous ceux qui en ont honte ou qui sont dans le déni. Cette Histoire n’enlève rien au fromage de Roquefort, ni aux habitants de Luc. Les enfants sont encore maltraités dans beaucoup de pays. 
(bâtiment au-dessus du gouffre à peine visible au pied du mur)
 « Dans les ménageries, il y a des animaux -Qui passent toute leur vie derrière des barreaux - Et nous, on est les frères de ces pauvres bestiaux -On n’est pas à plaindre, on est à blâmer- On s’est laissé prendre, qu’est-ce qu’on avait fait, -
Enfants des courants d’air,-Enfants des corridors,
Le monde nous a fichus dehors,--La vie nous a foutus en l’air »
(A partir de graffitis - Paroles de la chanson d’un film sur le pénitencier de Belle-Île que devait réaliser Marcel Carné après la guerre. Faute de crédit le projet fut abandonné)
La Loire m’a vu naître
L’Assistance m’a vu paraître
La colonie de Mettray dans la torture
La colonie du Luc dans l’esclavage
Les prisons me verront rentrer
Le bagne me verra souffrir
Et Cayenne sera mon tombeau
Et debler  me fera passer le cou par la lunette
L’échafaud me verra mourir.
Debler : vraisemblablement en référence à Anatole Deibler (1863-1939) célèbre bourreau qui participa à l’exécution de 395 personnes. Graffitis cellule de Luc-Campestre

Pourquoi je mentionne Roquefort plus haut ? L'explication est simple. Au centre de Luc-Campestre dès 1863 on cherche à améliorer le rendement de la colonie. Le fromage de Roquefort a besoin d’être maturé en cave pour développer sa moisissure. Pourquoi ne pas utiliser l’aven de Saint-Ferréol, à quelques centaines de mètres de la colonie ? 62 mètres de profondeur, une salle partiellement oblique à 82 mètres. En 1882 on bâtit un bâtiment industriel à l’aplomb du vide au-dessus de l’abîme. Un treuil est installé permettant de monter et descendre dans l’aven. Mais ce système se révèle peu pratique. Donc les propriétaires vont utiliser une excavation un peu plus loin, et faire creuser une galerie de 200 m de long en pente douce. On envisage de mettre des rails dans le tunnel ainsi creusé pour transporter les fromages. Les historiens ne sont pas d’accord sur la présence de ces rails et des wagonnets de transport.
(bas du gouffre – bâtiment au sommet) 






La galerie fut creusée en moins d’un an, les travaux dirigés par un ingénieur d’Alès. Contrairement à ce qui a souvent été dit, elle fut minée par des professionnels, des traces de foration sont encore visibles. Mais les enfants ont participé durement malgré tout aux travaux : déblaiement du bas de l’aven, construction, charroi,….. On imagine les enfants suspendus au bout d’une corde d’un treuil, descendre pour aménager la grotte, aplanir le sol, construire des étagères…On imagine leur peur dans ce monde obscur, énigmatique, plein de bruits étranges...
La galerie « Le sol semble avoir été recouvert de fins stériles afin de faciliter le déplacement. Des documents évoquent qu'il existât une voie ferrée de type Decauville. A l'état actuel des recherches, il n'est pas évident d'affirmer que cela à vraiment existé. Il se pourrait que ça ne soit resté qu'à l'étape du projet. » (GADJO)
 Une idée du gigantisme : la silhouette sur les escaliers

Certains des  enfants seront assignés à la production du fromage. Les autres continueront les travaux des champs.
(Entrée de la fromagerie)
En 1906, on enregistre une production de 25.000 kg. L’activité fromagère dura intensément de 1883 à 1929. Peut-être tuée par le classement en Appellation d’Origine qui excluait Campestre de la zone admise pour avoir droit à ce classement. Au fond de l’aven quelques rayonnages en bois, un treuil témoignent encore du passé.





 «  Il reste difficile de croire que ce treuil servait à descendre le personnel au fond du gouffre au début des travaux. Même pour des fromages, cela semble risqué ! Ce treuil comporte toutefois un cliquet anti-retour ; c'est un treuil Piat & Fils ». (GADJO)




une cheminée d’aération de 60 mètres de long  ainsi qu’une tour pour en protéger le puits d’entrée.




« Chasse à l'enfant est un poème de Jacques Prévert qui évoque la mutinerie d'août 1934 de Belle-Île-en-Mer. Le poème, mis en musique par Joseph Kosma, a été interprété par Marianne Oswald. » http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chasse_%C3%A0_l%27enfant
Chasse à l’enfant
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ---Au-dessus de l'île on voit des oiseaux---Tout autour de l'île il y a de l'eau---Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !--- Qu'est-ce que c'est que ces hurlements ?--- Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens---Qui fait la chasse à l'enfant---Il avait dit "J'en ai assez de la maison de redressement"---Et les gardiens, à coup de clefs, lui avaient brisé les dents---Et puis, ils l'avaient laissé étendu sur le ciment---Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant, il s'est sauvé---Et comme une bête traquée---Il galope dans la nuit---Et tous galopent après lui---Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes---Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens---Qui fait la chasse à l'enfant---Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis---Tous les braves gens s'y sont mis---Qui est-ce qui nage dans la nuit ?-- Quels sont ces éclairs, ces bruits ?-- C'est un enfant qui s'enfuit---On tire sur lui à coups de fusil---Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage--Sont bredouilles et verts de rage---Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent ? Rejoindras-tu le continent ! --Au-dessus de l'île On voit des oiseaux---Tout autour de l'île il y a de l'eau.
 Jacques Prévert – Paroles





Sources : www.journaldemillau.fr/2018/03/25/au-causse-de-campestre-sur-les-traces-du-fromage-et-des-enfants-du-bagne/--eldorad-oc.midiblogs.com/archive/2014/07/01/qui-se-souvient-des-enfants-du-luc-810625.html-- -- Michel VeyretPrésentation, source/crédits des photographies et commentaires : Michel Veyret La création de la colonie du Luc---photos Gadjo – photos Desneux----- Michel Foucault  « Pourquoi Mettray ?-- Jacques, Guy Petit, Nicole Castan, Claude Faugeron, Michel Pierre, Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIe-XXe siècle, Bibliothèque historique, Privat, 1991, 369 p.— criminocorpus.org/fr/expositions/art-et-justice/la-memoire-des-murs/les-graffitis-de-la-colonie-penitentiaire-et-agricole-du-luc-cam/-- Paul Dartiguenave Les Bagnes d’enfants et autres lieux d’enfermement édi Libertaires 2005 --
                                                    

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