mercredi 25 décembre 2019

Elisabeth Eidenbenz Exemple pour l'Humanité


Elisabeth Eidenbenz Exemple pour l'Humanité




Une femme-courage qui refuse un monde où l’humanité est absente. « Il faut parfois désobéir pour rester un être humain ».
Elle est née en Suisse à Wila dans le canton de Zurich le 12 juin 1913. Elle quitte ce monde le 23 mai 2011 dans le petit village de Retawinkel près de Vienne, en Autriche.
 Une vie de partage, de soutien aux autres, aux femmes, aux enfants.


Son père est pasteur protestant, une famille nombreuse dont elle est une des plus jeunes. D’abord institutrice en Suisse puis au Danemark. Quand arrive la guerre d’Espagne, le Service Civil International lui propose de partir à Madrid en 1937 pour aider les mères et les enfants victimes des évenements. Elle devait rester que le temps des vacances scolaires. Les évenements en ont décidé autrement. Pendant deux ans elle s’occupe des petits madrilènes qui viennent se mettre à l’abri des combats. Elle distribue des vivres aux personnes agées. Elle nous laisse des photos des combats, des villes en ruines… Plus de 800 clichés.


(Saint-Jean d’Aigues-Vives-azinat.com)

Puis l’armée de Franco arrivent à Barcelone, Madrid, et les civils et soldats républicains doivent partir sur les routes chercher refuge, en France notamment.
Mais dans notre pays rien n’est prêt pour accueillir ces familles. Le gouvernement du Front Populaire n’est plus, le radical Edouard Daladier est en poste. L’heure est à la xénophobie et aux décret-lois contre les étrangers.

En l’espace d’une quinzaine de jours, c’est 500 000 personnes, adultes, enfants, qui arrivent de notre côté des Pyrénées. A Argelès un camp de fortune voit s’entasser
jusqu’à 180 000 personnes dans le sable dans des conditions d’hygiène épouvantable. Les autorités sont débordées, la population se méfie de ces « rouges » qui ne sont pas autant catholiques qu’elle le souhaiterait. Des rumeurs de massacres de curés ont précédé ces réfugiés.

Des camps sont improvisés, avec triple rangée de barbelés surveillés par des soldats. Les parents, les mères, les futures mères sont arrivés extenués après avoir marché des jours sur les chemins de montagne dans le froid. Le manque de nourriture et les maladies déciment les enfants et surtout les nourrissons. Des cas de dysenterie, de pneumonie et même de lèpre sont répertoriés. La vermine, les rats pullulent. Les mères accouchent dans le sable, creusant des trous pour avoir moins froid. L’hiver 1939 est un des plus rigoureux de notre histoire. On ramène de la paille des haras de Perpignan pour faire des paillasses. L’historien Tristant Castanier y Palau pense que « le taux de mortalité des enfants entre six mois et quatre ans pourrait atteindre 60%». Des employés du Service Civil International, ONG Suisse, comme Karl Ketterer, exigent de pouvoir porter secours en menaçant de dénoncer dans la presse les conditions de vie dans ces camps.
Elisabeth obtient un laisser-passer et organise des distributions alimentaires au Camp de Saint-Cyprien, dans celui d’Argelès sur Mer, celui de Bram dans l’Aude. Le 7 mars 1939 elle écrit : "Il pleut des cordes toute la journée. Par la fenêtre je regarde par la mer. Il y a seulement sept kilomètres d’ici au sable d’Argelès : 80 000 jeunes gens sans chaussures dignes de ce nom, sans chaussettes, sans chemise derrière le fil barbelé prolongent leur existence dans la plus grande incertitude de ce qui arrivera demain…. Cela me fait mal de sentir comment ces êtres humains sont désignés et considérés par des gens conscients, à des postes officiels, comme des criminels et des moitiés d’homme de moindre valeur..."
    (château d’En Bardou- Elne www.maternitesuissedelne.com/le-chateau.html)

Une première maternité à Brouilla près de Perpignan qui fonctionnera six mois avant de fermer. Puis à Elne, le château d’En Bardou et sa coupole en verre mais aussi avec un toit percé. L’industriel Eugène Bardou  avait fait construire cette demeure de campagne dans les années 1900-1902. (Eugène est un des petits-fils de Jean Bardou inventeur du papier à cigarette Job-Nil)
Elisabeth réunit les fonds privés pour le restaurer et des sages-femmes et des infirmières arrivent de Suisse. Les trois étages du bâtiment sont aménagés : une salle de réunion et une salle d’attente en bas, au premier étage les salles d’accouchement et la nurserie avec une vingtaine de petits lits, et au troisième étage, les chambres du personnel. Une infirmerie, une cantine… Il faut acheter des médicaments, du ravitaillement, du matériel, miracles à trouver en ces temps de pénurie. Il faut des camions, des véhicules pour aller chercher les futures mamans dans les camps. Elisabeth devient gestionnaire, infirmière, sage-femme, pédiatre sur le tas. Le 7 septembre 1939 une petite fille Pépita nait au milieu de la nuit.
Les futures mères arrivent de tous les camps de la région, quatre semaines avant d’accoucher et repartent théoriquement un mois après avec un couffin et une couverture. Mais très vite les femmes restaient quelques mois avant de retourner au camp. C’est le cas de la maman de Vladimir qui retourne au camp d’Argelès en mai 1941 après six mois à la maternité. Malheureusement elle sera déportée sans retour. Les mamans trouvaient calme, solidarité malgré ce qui se passait dehors. Les mères qui avaient trop de lait ou dont l’enfant était mort-né, donnaient leur lait. On se passait les vêtements, les langes…


Les dons arrivent de toute l’Europe pour faire fonctionner la maternité. Mais à partir du début de la guerre l’argent se raréfie et les besoins vont croissants car des réfugiés commencent à arriver de France et de toute l’Europe. La maternité d’Elne passe sous la responsabilité de la Croix-Rouge suisse. Théoriquement Elisabeth ne doit pas accueillir des réfugiés politiques, en particulier des juifs. Aussi des Tziganes et des Françaises menacées par le régime de Vichy. Mais pour elle : "Nous accueillons les femmes de n ‘importe quelle nationalité. La misère n’a pas de patrie, ni le malheur". Une circulaire de la Croix-Rouge Suisse de février 1943 rappelle à tous ses collaborateurs que   «les lois et les décrets du gouvernement de la France doivent être exécutés exactement et vous n’avez pas à examiner s’ils sont opposés ou non à vos propres convictions». Ceux qui ne sont pas d’accord sont priés de démissionner !! Elisabeth refuse de donner le nom des mères hébergées à la mairie d’Elne.
Elisabeth décide de falsifier les identités des patients pour contourner cette règle de neutralité. Ce qui lui vaudra une sanction à la Libération de la part de la direction suisse de la Croix-Rouge. Malgré la Gestapo qui la surveille, environ 400 enfants espagnols, 200 juifs et 10 tziganes seront sauvés. La maternité accueillera aussi les enfants très malades du camp de Rivesaltes. 597 naissances jusqu’à la fermeture de l’établissement en avril 1944. Elisabeth accouchera elle-même une quarantaine de mamans ; elle s’occupera de la 300ème naissance, des jumelles. Elle dira bien plus tard :  "Pour moi, la première naissance a été une grande aventure. C’était une fille, Pepita. Mais, ajoute-t-elle, chaque naissance était une aventure, émouvante pour la maison. [...] Nous chantions, nous dansions, il y avait une bonne ambiance".

Un de ces enfants sauvés et né à Elne Guy Eckstein se souvient :
«Si elle avait demandé à ma mère sa religion, comme elle était censée le faire pour chaque femme qui venait accoucher dans la maternité qu’elle dirigeait, assure-t-il, je ne serais pas là pour vous parler aujourd’hui.»
Elle ira plus loin en accueillant des femmes qui ne sont pas enceintes, comme celles du camp de Bram souffrant de la typhoïde en automne 1940.

Elle pose peu de questions, ce que l’on ne sait pas on ne risque pas de le dire : "Je disais toujours [à l’état civil les noms que les mères m'avaient dits, aujourd’hui, je sais que quelques- uns étaient faux, par exemple un bébé avait été appelé Antonio, et on m'avait dit que les parents étaient espagnols mais ils étaient juifs allemands".


Sergio Barba né dans cette maternité affirma  plus tard : « naître dans cette maternité, ce n’était pas seulement bénéficier de bonnes conditions d’hygiène, c’était aussi naître dans un espace qui se voulait le plus bienveillant et le plus heureux possible.
Hélène Legrais consacre cette histoire dans son livre « Les Enfants d’Elisabeth » ; cette dernière écrit dans la préface :  «Toutes (les mères) étaient déracinées sans patrie avec un futur incertain, elles étaient au plus bas physiquement et moralement… nous avons essayé de les distraire… le soir nous chantions, nous organisions des fêtes, nous dansions, je leur lisais des contes de Noël traduits du bernois… il n’était pas facile de vivre ensemble en harmonie avec toutes ces femmes différentes mais elles attendaient toutes le même sort, elles avaient perdu leur patrie, elles avaient été expulsées et elles attendaient un enfant.»


 Le Journal d’Elisabeth nous raconte les journées d’Elne : "Les journées sont chargées. A sept heures les mères donnent la tétée et terminent leur toilette jusqu’à l’heure du petit déjeuner. Sous la direction d’une infirmière elles apprennent à soigner leurs enfants, à les laver et les baigner. L’aide alimentaire extérieure et la production du jardin pourvoient aux besoins de la maternité. La vie s’organise sur les trois étages du château: les femmes les plus valides donnent le sein aux enfants malades. Madrid, Salamanque, Barcelone… Toutes les mamans dorment à deux ou trois dans des chambres portant le nom de villes espagnoles. Leurs bébés, regroupés dans une grande salle circulaire, sont couchés dans des corbeilles d’osier. [...]
La situation la plus triste est celle des Israélites. Toujours poursuivis, toujours dans la peur d’être arrêtés… Plusieurs fois nous avons eu la police allemande dans notre maison et pendant des semaines cette atmosphère de panique a duré : ne jamais dormir tranquillement, ne pas oser sortir de la maison, voir derrière chaque personne un espion ou quelqu’un qui vous veut du mal… devant nos yeux, nous voyons se perdre les valeurs humaines les plus grandes. Comment faire face à tous ces problèmes sans désespérer et sans perdre patience ? Comment aider toutes ces victimes de la guerre, les encourager, leur donner la force morale pour affronter la vie ? Où prendre les forces pour qu’une mère puisse remplir aussi en ces circonstances son devoir envers ses enfants ? […] Des listes étaient dressées, et encore des listes…chacun tremblait à la pensée que son nom pourrait se trouver sur une liste…
".
En novembre 1942, la Gestapo débarque à la maternité pour appréhender les femmes juives. Elisabeth crânement leur répond « Hier ist Schweiz », ici c’est la Suisse. Mais elle ne pourra pas toujours empêcher des arrestations.





  En avril 1944, la Wehrmacht ne lui laissera que trois jours pour fermer la maternité. Une kommandantur est installée dans le château. Il faut déménager le matériel, trouver des camions, transporter femmes et enfants, le personnel. Un nouveau refuge à Montagnac dans l’Aveyron, les enfants sont emmenés en Haute-Loire au Chambon-sur-Lignon .
La guerre finie, Elisabeth retourne en Suisse. Elle s’installe en Autriche pour s’occuper des enfants de réfugiés d’Europe de l’Est. Elle y dirige des «Maisons Suisses » avec le soutien de l’Eglise Evangéliste Suisse.

Enfin elle se retira à Retawinkel en Autriche. Plusieurs livres lui seront consacrés. Le film espagnol de 2018 « La Lumière de l’espoir » raconte cette odyssée d’une femme-courage et déterminée.
Juste parmi les Justes, Juste parmi les Nations, honorée par Yad Vahem en 2001, elle reçoit la médaille à Elne le 22 mars 2002 des mains du maire Nicolas Garcia. En 2006 elle reçoit oa Médaille d’Or de l’Ordre Social et de la Solidarité remise par la reine Sofia d’Espagne et la Croix de Saint Jordi par le gouvernement catalan. La Légion d’Honneur lui sera attribuée en 2007 par le gouvernement français.
Le château d’Elne racheté par la mairie est transformé en musée classé au titre des Monuments Historiques.




Photo Paul Senn Matt  Mères et leurs enfants sur le perron de la maternité
Sources : Association des Descendants et Amis de la Maternité d’Elne – Hubert Delobette  Femmes d’Exception en Languedoc-Rousillon édit Le papillon rouge ISBN 978-2-917875-13-1--- Tristan Castanier y Palau  Femmes en exil, Mères des camps édit Trabusaire 2008 ---  https://www.babelio.com › livres › Castanier-i-Palau-Femmes-en-exil-mere.-- www.maternitesuissedelne.com/le-chateau.html--www.ajpn.org › juste-elisabeth-Eidenbenz-1009--- wikipedia.org-- https://fr.timesofisrael.com/une-heroine-suisse-inconnue-a-cache-des-centaines-de-femmes-enceintes-aux-nazis/--photos Paul Senn Matt --/www.letemps.ch/sciences/elisabeth-eidenbenz-lange-gardien-enfants-guerre
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lundi 16 décembre 2019

Olivier de Serres, un agronome novateur


Olivier de Serres :  un agronome novateur


(Dessin à la plume d’Olivier de Serres, de facture très moyenne, réalisé par son fils Daniel. La gravure est une interprétation tardive. Ses portraits montrent un homme souriant, au regard intelligent mais bon-enfant).
Olivier de Serres est né et mort à Villeneuve-de-Berg dans nos anciennes Cévennes, en Ardèche méridionale. Dans une époque charnière de notre Histoire : 1539 à 1619. Nous sommes en pleine guerre civile ou religieuse, catholiques contre protestants, Valois contre Bourbons, une passation de pouvoirs dévastatrice de François 1er à Henri IV, les guerres sans fin de François 1er.  C’est aussi la période des grandes découvertes, Jacques Cartier et le Québec, le développement de l’imprimerie, l’usage du français dans les actes officiels, les interrogations spirituelles, la Renaissance artistique installée…. C’est l’époque des Bernard Palissy, des Ambroise Paré…. Des chocs de civilisation....
Les Desserrres ou de Serres, une famille de drapiers et marchands de tissus, qui joue un rôle important dans la vie publique de la région. Le père d’Olivier, Jacques est 1er consul de la ville de Villeneuve de Berg, élu à l’unanimité en 1533. Il décède en 1546, Olivier n’a que 7 ans. Les enfants de Serres (Desserres) de par l’aisance financière et intellectuelle de leur famille vont étudier avec un précepteur privé. Olivier étudie le latin, le grec… peut-être à Valence. Il va voyager pendant quelques temps, Italie, Allemagne, France. Une grande curiosité, une soif de comprendre.
Son frère Jean probablement plus connu que lui en son temps est pasteur et théologien à l’académie de Genève en 1559 sous le nom de Jeannus Serranus Vivariensis. Pasteur de Jussy à Genève, principal du collège de Lausanne dans le canton de Vaud en Suisse où il rencontre les Français venus étudier.  Il a connu et étudié avec le recteur Théodore de Bèze. Il traduit Platon ce qui établira sa réputation. Il réforme le collège des arts de Nîmes en 1579. En 1589 il devient pasteur d’Orange après Montélimar. Il est un des quatre pasteurs qui accompagnent Henri IV lors de sa conversion au catholicisme. Il devient historiographe du roi de France. Le roi qui a confiance en lui l’envoie de par le pays et aussi à l’étranger pour essayer de rapprocher catholiques et protestants. Il décède en mai 1598 à Orange ou pour certains historiens à Genève à l’âge de 58 ans. Il s’était marié en Suisse avec Marguerite Godary, avec une autorisation des instances officielles, la mariée paraissant moins que ses 14 ans déclarés. Ils auront 9 enfants. Nous lui devons un « Inventaire général de l’Histoire de France » de 1597.
Puis à 19 ans en 1557 Olivier achète le domaine du Pradel situé à Mirabel dans la Basse-Ardèche. Pour 3828 livres, un peu plus d’une centaine d’hectares d’un seul tenant, des moulins ruinés, un mas fortifié flanqué de deux tours, entouré de deux ruisseaux. En 1571 il achète les droits de haute, moyenne et basse justice sur son domaine. Il devient seigneur du Pradel (et co-seigneur de Coussignac,Saint-Marcel et Saint-Montant) et ses armes sont « D'argent au chevron d'azur, chargé de trois étoiles d'or, accompagné de trois trèfles de sinople. Couronne de marquis. Supporté par deux aigles ». La devise « cuncta in tempore » ou toute chose en son temps figure sur la 15ème édition de son traité d’agriculture est probablement de son éditeur Jean Berthelin de Rouen. Olivier de Serres partage alors ses activités entre l'exploitation du domaine, le diaconat de l'église réformée de Berg et l'éducation de ses 7 enfants. Il aidera un temps sa mère veuve dans son commerce de tissu.
Sur son domaine, Olivier va étudier de manière scientifique les techniques agricoles du moment pour en améliorer les rendements par l’expérimentation en une période où les hommes se battent, brûlent les récoltes, fuient et se cachent devant la soldatesque. On se souvient de lui surtout pour son travail sur les vers à soie. Mais il a étudié bien d’autres domaines de cultures. Précurseur de la permaculture et de l’utilisation du mûrier dans notre pays, il va s’intéresser aussi à la vigne, à l’extraction du sucre de betterave, aux arbres fruitiers. Il amène de nouvelles cultures comme le maïs, le houblon, le tabac, le coton, la garance, le safran, la tulipe, le riz mais aussi l’expérimentation de la pomme de terre.
Il cherche à vérifier, à valider ou non les pratiques ancestrales des paysans, les écrits des agronomes qui l’ont précédé, en particulier les romains Caton, Columelle, Palladius, Pline l’Ancien… Ne dit-on pas que les Romains après la prise de Carthage se sont réservés pour eux les livres d’agriculture et abandonnèrent le reste au pillage soldatesque ? Ses convictions protestantes lui font afficher une foi avant tout dans le travail de l’homme tourné vers la nature, la terre. Pour lui la culture de la terre est inséparable d’une réflexion sur l’usage que l’homme en fait. (pour la gloire de Dieu ou non) .Aux portes d’un monde où l’on se bat pour affirmer un pouvoir sur le royaume ..Un autre précurseur Charles Estienne qui publie en 1564 "L’Agriculture et Maison Rustique".
Olivier met en valeur ses terres en testant des innovations : drainage, irrigation, compostage des déchets organiques, soufrage de la vigne, suppression de la jachère…. Jusqu’alors, on alternait les cultures pour permettre au sol de se régénérer : c’était l’assolement triennal ; une première année des céréales d’hiver comme le froment, l’année suivante des céréales de printemps comme l’orge, la troisième année la terre était laissée au repos en vaine pâture pour nourrir les animaux du village. Olivier propose pour cette troisième année des plantes fourragère, comme la luzerne pour son azote fertilisant les sols et pour nourrir le bétail… Dans son traité le « Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs », édition de 1600, il écrit sur les pommes de terre : "cartoufle: cet arbuste dict cartoufle, porte fruict de mesme nom, semblables à truffes, et par d'aucuns ainsi appelé. Il est venu de Suisse en Dauphiné, despuis peu de temps en ça. La plante n'en dure qu'une année, dont en faut venir au refaire chacune saison". » Quant au goust, le cuisinier les appareille de telle sorte, que peu de diversité y recognoist-on de l'un à l'autre."
Le titre de son ouvrage en dit long sur ses intentions :« Le Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs, d’Olivier de Serres, seigneur du Pradel, dans lequel est représenté tout ce qui est requis et nécessaire pour bien dresser, gouverner, enrichir et embellir la maison rustique ».
Il s’intéresse aussi à l’outillage agricole. Il invente le rouleau à pointe le rustique semoir en ligne à profondeur constante. Des plantes en provenance d’Amérique sont expérimentées surtout grâce à ses aménagements hydrauliques, comme la canne à sucre, le coton, la tomate.
"Les pommes d'amour [les tomates], de merveille, et dorées, demandent commun terroir et traictement, comme aussi communément, servent-elles à couvrir cabinets et tonnelles, grimpans gaiement par dessus, s'agrafans fermement aux appuis. La diversité de leur fueillage, rend le lieu auquel l'on les assemble, fort plaisant : et de bonne grace, les gentils fruicts que ces plantes produisent, pendans parmis leur rameure. [...] Leurs fruicts ne sont bons à manger : seulement sont-ils utiles en la médecine, et plaisans à manier et flairer." "
Il raconte ses expériences, il conseille, dans son « Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs ». Mesnage ici dévoile sa réflexion qui concerne l’économie domestique, l’ordre et la dépense de la maison ; c’est la même racine que le « manager » anglais, la ménagère-maîtresse de maison en français… « Théâtre » signifie recueil, anthologie des procédés techniques les plus remarquables.
(Olivier de Serres (1539-1619) © S.H.P.F.)
Dans ce traité, des descriptions d’espèces, des conseils de culture et d’entretien, des plans d’aménagement comme les broderies de buis. Pour lui le jardin est divisé en quatre  parties : le potager, les fleurs, le jardin médicinal, le verger. Il manifeste un grand sens de la pédagogie : le jardin est le lieu de production alimentaire et médicinale, mais aussi fournit un plaisir des yeux et des sens. Il s’intéresse aussi à l’ »art de commander » : le fermier doit se lever tôt le matin pour donner l’exemple à ses ouvriers, domestiques et manœuvres ; il doit les bien payer, les bien nourrir pour être bien servi. Pendant les veillées ou les périodes où les travaux des champs le permettent, on fabrique des paniers, des corbeilles, on répare ce qui doit l’être…… On doit traiter charitablement ses domestiques, les assister s’ils sont malades ou blessés et ne pas les renvoyer dans cet état. A la fin de l’année il est bon de leur donner une petite gratification en plus des gages s’ils ont bien travaillé et eu une bonne conduite. Par contre ne pas retenir les domestiques qui « auront mal servi »…. Nous ne pouvons ici en tirer que quelques exemples, qui nous parlent actuellement.
Le roi Henri IV se faisait lire chaque jour un chapitre de ce traité agronomique. Olivier écrit : La science ici sans usage ne sert à rien ; et l'usage ne peut être assuré sans science »
Ce fabuleux traité (plus de mille pages) sera l’objet de huit éditions ou réimpressions du vivant d’Olivier de Serres et 19 rééditions de 1600 à 1675. La Révocation de l’Edit de Nantes de 1685 va faire taire ce précurseur, à une époque où pourtant l’agriculture allait très mal. L’ouvrage sera enfin réédité sous l’impulsion de Pierre Bénézech et François de Neufchâteau sous le Directoire.
De son mariage en juin 1559 avec Marguerite d’Arcons, fille d’un docteur en droit, ils ont sept enfants, quatre garçons, avocats, juge, docteurs en droit, et trois filles mariées à un clavaire du Roi, à un procureur du parlement de Castres, dans la bourgeoisie…
En 1561 Berg n’a pas de pasteur et Olivier est chargé en janvier de se rendre à Genève pour chercher « un fidèle ministre pour les enseigner en la parole de Dieu ». Ce sera Jacques Beton (ou Jacques Besson) qui arrive avec femme et enfant en mars 1561 logés au Pradel jusqu’au 15 août. Le pasteur est aussi mathématicien et ingénieur. Le « livre de raison » d’Olivier fait apparaître l’achat de vêtements pour le pasteur et sa famille, des dépenses pour lui réparer un logement. Il achète aussi une corde neuve pour la cloche du temple. Donc nous pouvons penser que les offices peuvent avoir lieu et que le pasteur fait l’affaire. Son  livre de raison comme c’est souvent le cas chez les protestants, nous raconte sa vie de famille, ses achats, ses pensées intimes.
L’harmonie ne dure pas. Les événements le rattrapent. Le 2 mai 1562 les consuls de Villeneuve les Berg décrètent et procèdent devant notaire à la « cancellation » c’est-à-dire la rupture du contrat par lequel le curé de la paroisse avait l’usage des vases et ornements sacrés de l’église catholique romaine. Les calices, croix, reliquaires, chasubles ornées d’or… sont saisis et confiés à Olivier de Serres, puis vendus en 1567 pour 380 livres à un orfèvre de Montélimar. Personne ne voulait en assurer la garde et on ne savait pas trop qu’en faire : attendre un retournement de situation et une renaissance de l’église catholique dans la ville, ou un affermissement de l’église réformée et ses principes ?? En 1562 nous sommes encore aux débuts des guerres de religion.La somme est confiée à Olivier qui ne la rendit jamais : il avait fait diverse dépenses pour la communauté de Villeneuve et il se paya sur cette somme. Après sa mort, presque cent ans plus tard, sa famille la rendit au prieur de la ville. Constantin de Serres son arrière-petit-fils après un procès, remboursa la valeur des objets confisqués.
(Médaille portant le portrait d'Olivier de Serres par Alphonse Desaide) 
Agrippa d’Aubigné dans son «Histoire Universelle » nous raconte la prise de Villeneuve de Berg le 2 mars 1573. Olivier de Serres y participe. Mais quel a été son rôle dans le massacre d’une trentaine de prêtres catholiques réunis ce jour-là pour un synode diocésain ? A ce jour nous n’avons pas la réponse. Par contre il participe la veille à une réunion de notables protestants de la ville pour décider de la somme à verser au capitaine  Ponchot qui par traitrise devait ouvrir de l’intérieur les portes de Villeneuve. Après l’attaque, on ne sait pas quoi faire de cette somme promise, le capitaine étant mort dans l’attaque. Un créancier se présente et se paiera sur le prix de la trahison.
La famille s’est installée définitivement au Pradel en août 1578. Mais Paris et la notoriété attend notre Olivier.
Son frère Jean décède le 19 mai 1598, probablement d’un empoisonnement ou d’un épisode de peste, sa femme le suit dans la mort quelques heures après. Olivier est 
nommé tuteur des 9 enfants du couple avec un autre membre de la famille.
Le Roi avait promis en juin 1597 une somme d’argent à Jean ; Olivier part pour Paris en novembre 1598 pour récupérer cette somme pour les enfants de son frère. Le roi ne le reçoit pas et il est obligé de s’installer dans la capitale dans l’attente d’une rencontre royale. Il entre en relation avec Maximilien de Béthune futur Sully, en vain.
Il en profite pour s’occuper de l’édition d’un livre qu’il vient de terminer. En février 1599 Jamet Mettayer publie « La cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la font ; échantillon du Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres, seigneur du Pradel » .  Ce texte sera traduit en allemand en 1603 et en anglais en 1607. Le 1er juillet 1600, le Théâtre d’Agriculture est édité dans son intégralité, en 1024 pages !.
En 1603 Olivier publie « La seconde richesse du meurier blanc qui se treuve en son escorce pour en faire des toiles de toutes sortes, non moins utiles que la soie, provenant de la feuille d’iceluy ». Il pense que de la seconde écorce du mûrier blanc on peut tirer une filasse propre à remplacer le chanvre.
Olivier rentre chez lui le 27 septembre 1600, mais un émissaire du Roi l’attend : Henri IV souhaite qu’on lui envoie 15 000 à 20 000 mûriers à soie qui seront installés dans les jardins des Tuileries en 1601-1603.. Le pays dépensait des sommes folles pour acheter de la soie à l’étranger. Barthélémy de Laffemas conseiller économique du roi avait calculé que chaque année, 6 millions d’écus partaient à l’étranger pour l’achat des étoffes de soie !! En 1602 une ordonnance royale impose à chaque paroisse de posséder une pépinière de mûriers et une magnanerie.  "Par cette mesme voye, dit Olivier de Serres, le roi me fit l'honneur de m'escrire pour m'employer au recouvrement des dits plants, où j'apportai telle diligence, que au commencement de l'an six cens un il en fut conduit à Paris jusques au nombre de quinze à vingt mil, les quels furent plantés en divers lieux dans les jardins des Tuilleries, où ils se sont heureusement eslevés... et pour d'autant plus accélérer et avancer la dicte entreprise, et faire cognoistre la facilité de cette manufacture, Sa Majesté fit exprès construire une grande maison au bout de son jardin des Tuilleries à Paris, accommodée de toutes choses nécessaires, tant pour la nourriture des vers que pour les premiers ouvrages de la soye »

(anonyme-wikipedia-commons)
10 000  mûriers sont plantés à Saint-Germain en Laye ; le jardinier François Traucat jardinier de Nîmes participe au développement des plantations de mûriers dans le midi de la France. Quatre millions de pieds sont cultivés en Provence et Languedoc… Les filles se marient avec en dot des pépinières de mûriers….
Un deuxième voyage à Paris sans résultat en ce qui concerne l’argent promis aux enfants de son frère Jean. Il lui faudra attendre un troisième et dernier voyage pour obtenir satisfaction : 4000 livres payables par quartiers. Nous sommes le 19 mars 1605.
Olivier a rencontré le jardinier d’Henri IV Claude Mollet qui réalisera les jardins royaux de Saint-Germain en Laye, de Fontainebleau, des Tuileries, de Blois…
Peu à peu la production des mûriers et des vers à soie va être valorisée : moulins à soie à technique piémontaise, dévidage automatique des cocons, une manufacture royale en 1752 et des millions de plants qui fournissent une matière première qui alimente en soie les canuts lyonnais Des milliers d’ouvriers ou ouvrières de toute la vallée du Rhône qui profiteront de cette manne. . Mais c’est une autre histoire ou plutôt une suite logique.
Olivier de Serres et l’abbé Rozier sont les fondateurs d’une viticulture française. Olivier préconise une viticulture et une œnologie en relation avec les terroirs, en accord avec la demande des consommateurs. Il ouvre la voie au rationalisme scientifique. Il conseille avant toute chose une évaluation du potentiel agronomique du terroir : topographie, exposition de la parcelle, fosses pédologiques, climat local (vent, pluie, pentes…) ; de même évaluation du potentiel économique et commercial du vignoble : proximité des consommateurs, aptitude du vin au transport….. « L'air, la terre et le complant font le fondement du vignoble [...] de leur assemblage provient l'abondance de bon vin, de longue garde, non sujet à se corrompre, et chariable pour la débite : sans laquelle concordance, le vin cloche en quelque qualité ». Il préconise la plantation de plusieurs cépages dans une même parcelle, qui pourront être vendangés et vinifiés séparément en fonction du niveau de maturité. Il conseille aussi la plantation en ligne et en carré, pour l’utilisation de la traction animale…., le greffage qui diversifier l’encépagement et les saveurs du vin… En cave il insiste sur l’hygiène : « ne craignons point d’excéder en netteté en cet endroit… » ; il préconise l’affranchissement des tonneaux car toute odeur bonne ou mauvaise « la rapporte au bois des tonneaux ». Il parle de l’usage du soufre déjà connu de longue date.
Ses idéaux naturalistes lui font conseiller de respecter au mieux le naturel des raisins : « mais d'autant que l'artifice altère aucunement le naturel, fait que les vins sont toujours prisés le plus, que moins on les aura drogués ».  Pour la clarification il propose l’emploi de retaillures de bois de hêtres ou de fousteau et non la pratique très ancienne du plâtrage dangereuse pour la santé.
Lorsque que Olivier ne peut plus exploiter le domaine, un fermier le remplace ; mais un contrat les lie avec des conseils et des demandes très fermes qui continuent les pratiques d’Olivier de Serres.
Son testament en 1612 et le codicille après le décès de son épouse Marguerite désigne Daniel héritier du domaine du Pradel. Ses autres fils recevront 2000 livres chacun, ses filles déjà dotées auront 20 livres chacune « sans autre chose pouvoir demander ni avoir sur mes biens ».
Après son décès en 1619, les créanciers se manifestent nombreux. Daniel accepte l’héritage sous bénéfice d’inventaire, la situation financière est fragile. Mais finalement le domaine reste dans la famille.
 (Bronze pédestre d'Olivier de Serres à Villeneuve-de-Berg (statue de Hébert inaugurée le 29 août 1858)
Le 7 mai 1628 le domaine du Pradel est entièrement rasé par le chef catholique Montréal. La bibliothèque et les notes d’Olivier de Serres sont brûlées. Ses plantations sont détruites. Une seule tour sera sauvée. Mirabel est ravagé le 11 juin 1628 par Montmorency et Montréal. Nous sommes dans les dernières guerres de religion du moment, celles de Rohan contre Richelieu et le roi Louis XIII. La paix d’Alais de 1629 n’est pas loin. Daniel de Serres a édifié les bâtiments actuels sur les ruines.  Le célèbre Arthur Young, voyageant en France en 1789, vint visiter le lieu : Qu'il me soit permis, dit-il, d'honorer la mémoire d'Olivier de Serres ; c'était un excellent cultivateur et un vrai patriote ! »
Son traité sera à nouveau publier à Paris à partir de 1802 ; pour l’édition de 1804 la Société d’Agriculture s’associe à la publication. François de Neufchâteau intervient dans la préface et la biographie d’Olivier de Serres. Des agronomes de l’époque, Chaptal, Deyeux, Cels, Cote…y écrivent de nombreuses notes. L’abbé Grégoire y ajoute « un Etat de l’Agriculture en Europe au 16ème siècle ».
Peut-être à lire et relire pour réfléchir à une nouvelle agriculture par les temps qui courent !!

A visiter : Au Pradel, l’Institut Olivier-de-Serres œuvre pour conserver, protéger et enrichir les lieux, les objets, les archives et recherches d’Olivier de Serres. Lieu de rencontre et de mémoire, c’est aussi un lieu d’animation culturel, de réflexion et un musée.



Sources : museeprotestant.org/notice/olivier-de-serres-1539-1619/ --- wikipedia.org/wiki/Olivier de Serres ---/www.herodote.net/olivier_de_Serres_1539_1619_-synthese-1828.phpcamille vignolles--- Notes geneanet de Philippe CHAUDANSON (philchau) --- GOURDIN Henri, Olivier de Serres, science, expérience, diligence en agriculture au temps de Henri IV, Actes Sud, Arles, 2001---LEQUENNE Fernand, La vie d’Olivier de Serres, Juillard, Paris, 1945 + Olivier de Serres, agronome et soldat de Dieu, Berger-Levrault, Paris, 1983---SERRES Olivier (de), Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Slatkine, Genève, 1991---photos wikipédia.org, musée protestant.org, gallica BNF, Institut Olivier de Serres----