vendredi 1 juillet 2022

La plus Belle Femme du Monde

 

(Avignon--provenceguide.com)

 

La plus belle femme du monde

La ville d’Avignon en 1325 sous le règne du pape Jean XXII était devenue d’une certaine façon la capitale de la Chrétienté. Tout ce qui comptait en Europe d’érudits, de marchands, d’artisans, de gredins et, il faut bien le dire d’espions, s’y retrouvait. Les plus riches préféraient se loger de l’autre côté du Rhône à Villeneuve, qui était à l’époque du royaume français. Ainsi le cardinal Andrea Moschetti italien de naissance mais serviteur du roi et du pape, un pied dans chaque clan politique.

Il avait fait venir de Florence son neveu Bazille, un jeune homme intelligent, discret, rusé comme une pie. Il faisait office de secrétaire, s’occupait de la correspondance, de la comptabilité de son oncle. Silencieux, modeste, prudent, les deux pieds sur terre, tout à sa tâche. Essentiel en cette période troublée où les carrières dépendaient d’un mot, d’un geste.

Mais le soir, incognito, il quittait la belle demeure de son oncle de Villeneuve et gagnait Avignon et ses ruelles étroites pour y mener une joyeuse vie. Les passeurs du Rhône et leurs barques remplissaient leurs bourses grâce à leur discrétion. Vous me direz « et le pont d’Avignon ? ». A cette époque c’était avant tout un poste frontière entre le Royaume de France et l’Etat pontifical, avec un péage, donc peu pratique pour des voyages furtifs !!

Dans la cité papale, les auberges étaient là, en nombre, louches et obscures à suffisance pour danser, trinquer, jouer aux dés ou aux cartes en toute discrétion. Le vin coulait autant sinon plus que le Rhône !! On chantait, on riait, on s’amusait….

Un soir Bazille joua, but plus que de coutume avec des muletiers de Montpellier venus vendre des draperies. La bourse vide, il décida de rentrer au logis. Mais les rues et leurs pavés lui causaient bien du tracas. Il allait d’un mur à l’autre, la tête embrumée  par les vapeurs du vin, le pied mal assuré. Les rues succédaient aux ruelles. Les rats fuyaient devant lui. Il s’était perdu.

Finalement il s’engagea dans une venelle obscure. Devant lui s’échappait d’une petite fenêtre, une douce complainte orientale chantée par une voix de femme mélodieuse, envoutante. Cette voix si belle et si harmonieuse le dégrisa à moitié. Une sorcière malicieuse, un enchanteur facétieux, qui était la cause de cet envoûtement ?

-         « Si cette chanteuse est aussi belle que sa voix est mélodieuse, assurément c’est celle de la plus belle femme du monde. Une jeune fille de grande qualité, une nièce de cardinal, une fille de roi, une future sainte….

Il faut que je la rencontre sur-le-champ ! »

Il se mit à tambouriner la porte. La voix se tut et derrière le judas grillagé apparut un œil.

-         « qu’est-ce que vous voulez ? c’est pas une heure pour frapper chez les gens !! » houspilla une voix néanmoins féminine.

Bazille se dit que c’était probablement la servante.

-         « Je souhaite seulement voir de mes yeux la douce colombe qui émerveillait de sa voix si pure les étoiles et mes oreilles ! S’agit-il d’une princesse ou d’un ange venu tout droit des cieux ? »

-         « Passez votre chemin ou bien c’est la chanson de notre chien que vous allez entendre sur vos talons » gronda la voix rocailleuse

-         « Je souhaiterais seulement l’apercevoir à sa fenêtre. Vous ignorez sans doute qui je suis….je suis le … »

-         « revenez dans sept jours et vous pourrez voir son petit doigt à travers ce grillage »

La semaine pour Bazille fut pleine d’émotions, de rêves, d’espoirs. Il contait à ses amis l’attrait des appâts inégalables de sa belle qu’il n’avait pourtant pas vue, sa grâce, sa sagesse, la clarté de son regard, sa chevelure, la finesse de son teint, de sa taille….. Il était sous le charme d’une ritournelle…

Mais dans la maison au judas, on ne chantait plus. En fait de princesse, trois vieilles femmes, fort avancées dans l’âge y vivaient.  La plus jeune, celle qui chantait, ployait sous le poids des ans.

-         « le chant lui a chamboulé la tête, mais ce bel oisillon est de bonne famille et si nous nous débrouillons bien, nous pourrons le plumer facilement. »

L’urgent était de rendre présentable le petit doigt de la benjamine, fripé par les années, ratatiné, flasque. Pendant sept jours et sept nuits il eut droit à des bains de lait de chèvre renouvelés toutes les trois heures. Il devint velouté et doux comme celui d’une jeune fille de quinze ans. Lorsque Bazille le jour dit revient, il trouve un petit doigt de princesse au travers du grillage du judas. Il le couvrit de baisers, de larmes et déclara sa flamme : «  Noble demoiselle je veux vous épouser, demains au plus tard si vous n’êtes pas disposée à le faire dans une heure ! »

-         « pas avant une semaine ! grogna l’aînée des trois vieilles. Une coutume ancestrale veut que les fiancées de notre famille portent pour leur mariage sept voiles étroitement ajustés qui vous ne pourrez ôter qu’une fois le mariage célébré ! »

Bazille accepta sans sourciller, ni y voir malice. Trop bouillonnant d’amour pour sa belle.

Enfin le jour de la noce arrive. La fiancée harnachée sous ses voiles l’attendait, plus raide qu’un prélat au moment de la messe. Elle avançait à petits pas, ses deux sœurs aînées souriantes, qu’elle présenta comme ses grand-tantes, sa seule famille. La noce eut lieu chez le cardinal à Villeneuve. Des invités en grand nombre avaient été conviés. Toute la société qui comptait ne pouvait manquer cette fête, ne serait-ce que pour s’y faire voir. Ripailles, jongleurs, saltimbanques, fontaines de vins de toutes sortes…. Hautbois et fifres rythmaient les danses.

Puis vint le moment pour les mariés de se retirer dans leur chambre. Les deux sœurs les attendaient à la porte :

-         « dans notre famille, la nuit de noce doit se dérouler dans le noir absolu ! Nous allons apprêter notre nièce pour ce moment crucial ; juste un moment, attendez noble Bazille dans le couloir.... »

En déshabillant leur benjamine, elles durent se rendre à l’évidence : son corps n’était que bourrelets flasques et pendants. C’était un désastre, même dans le noir « le petit couillonet » allait s’apercevoir de quelque chose. Alors elles tirèrent avec force la peau de la benjamine, au niveau des bras, du ventre, de la poitrine, des cuisses… pour former un bourrelet dans le dos, amas de chair et de graisse qu’elles ficelèrent. La pauvre mariée ne pouvait plus fermer les yeux ni la bouche. Puis elles la couchèrent dans le grand lit, éteignirent les torches et ouvrirent la porte. Bazille fougueux comme on l’est à vingt ans, attira sa femme vers lui, mais le nœud lâcha et ses doigts, ses mains, ses bras se retrouvèrent couverts des bourrelets de la pauvre vieille !! Il avait dissimulé un bout de chandelle dans sa poche et en l’allumant il découvrit l’amère vérité : une femme toute fripée, ridée, délabrée, décrépie….

Son sang ne fit qu’un tour. Il attrapa sa femme par le cou et par la fenêtre la précipita dans le vide.

Au pied du bâtiment, une tonnelle de raisins amortit la chute ; notre nouvelle mariée resta accrochée à une branche, tremblante de peur et de froid.

Passaient par là trois fées qui revenaient d’une baignade nocturne dans une fontaine d’un couvent. Des fées authentiques, pleines d’enchantements et de malice, toutes guillerettes. En voyant la vieille femme suspendue à moitié nue, elles se mirent à rire, à gorge déployée. La pauvre femme commença à leur expliquer ce qui lui était arrivé, mais les fées, ça sait tout en un clin d’œil.

Elles lui dirent en chœur : « grand-mère tu nous as bien fait rire, ce qui n’est pas fréquent dans notre vie de fée, en particulier dans cette ville ! Nous allons exaucer, chacune d’entre nous, un vœu pour toi ; nous t’écoutons, qu’est-ce qui te tente ? »

Vu les circonstances, sans hésiter, la vieille mariée leur dit : « je veux retourner là haut dans le lit de mon galapiat de mari mais en ayant vingt ans et être la plus belle femme du monde ! ».

En un soupir ses vœux furent exaucés et elle se retrouva dans la chambre nuptiale.

Bazille dormait brisé par les émotions et les libations. Mais en se réveillant, étonné, ne sachant plus très bien ce qui c’était passé,  il ne put que contempler à ses côtés « la plus belle femme du monde ». Son épouse lui murmura qu’il s’était endormi et avait fait un cauchemar.

Penaud,  Bazille crut comprendre qu’il n’avait pas rempli ses devoirs de mari et il fit en sorte de se faire pardonner.

Mais le conte n’est pas terminé. Un peu avant midi le lendemain, Bazille et sa femme toute belle sortirent de leur chambre, radieux, comblés. La beauté de la benjamine laissa sans voix les deux autres sœurs. Sitôt après le repas, elles se débrouillèrent pour interroger la « jeunette ». « Comment as-tu fait, glapit l’aînée ; c’est de la sorcellerie ! Le cardinal connait tous les inquisiteurs de la papauté. Dis-nous la vérité ou on te dénonce à lui ! Le bûcher t’attend !! »

C’était difficile de raconter les fées et leurs éclats de rire… c’était un secret que la jeune épousée n’avait pas envie de partager.

-         « voilà comment j’ai fait. Ce fut douloureux mais voyez le résultat ! A peine couché mon époux s’est endormi. J’ai couru chez le menuisier de notre rue et lui ai demandé de me faire raboter contre trois pièces d’or. C’est très désagréable, mais c’est efficace !!

-         « pour sûr, raboti, rabota, nous ferons comme toi, et à nous la jeunesse !!

Elles se précipitèrent les poches pleines de belles pièces du comté de Melgueil,  chez le tailleur de copeaux. « Menuisier, ne  discute pas, rabote-nous sans hésiter pour que nous soyons belles. Rabote-nous sans rechigner pour que nous redevenions des boutons printaniers !! »

Le menuisier s’étonna un peu, mais le client est roi et les pièces d’or brillaient dans les mains des vieilles femmes. Il installa les deux sœurs sur l’établi côte à côte et prit son gros outil à la lame tranchante. Au troisième coup de rabot, les deux sœurs ne hurlaient plus. Persuadé qu’elles étaient satisfaites, il continua sa besogne. Et plus jamais leur sœur n’entendit parler d’elles.

Comme aurait dit Ronsard, « Cueillez, cueillez votre jeunesse : comme cette fleur la vieillesse fera ternir votre beauté »…(Ode à CassandreXVII)

 Autre maxime : "le temps qui passe nous impose ses déguisements"!!

Merci à Rosette, Esther, Jean-Claude pour ce joli conte à raconter au coin de la cheminée.

 

 

 

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