mardi 14 novembre 2023

Pleurer des larmes de crocodile

 

Pleurer des larmes de crocodile. © Crédit illustration : Araghorn

Pleurer des lames de crocodile :

Pleurer des larmes de crocodile pour émouvoir son entourage et obtenir quelque chose, qui ne s’y pas essayé, au moins dans sa tendre enfance !!

D’où nous vient cette expression ? Comme toujours pour répondre à cette question, on se replonge dans les auteurs anciens, même antiques. Le célèbre grammairien Pierre-Marie Quitard (1792-1882) nous renvoie aux Grecs et aux Romains. Mais il semble bien que les auteurs de l’Antiquité n’ont rien écrit à ce sujet. Aristote dans son Histoire des Animaux en deux volumes ne fait pas référence à ce stratège crocodilien pour attirer sa proie. L’origine de cette expression serait probablement plus moderne.

Nous la retrouvons dans toutes les langues de l’Europe occidentale, italien, espagnol, portugais, allemand, hollandais, anglais… Donc nous pouvons penser qu’elle s’est répandue grâce à un ouvrage connu dans ces pays où se parlent ces langues. On pense alors au Livre des Merveilles du Monde de Jean de Mandeville.

Ce livre sera reproduit à plus de 250 exemplaires dans dix langues, un exploit pour l’époque. Cet engouement permet de penser qu’un grand nombre de personnes en occident à cette époque considéraient la terre comme sphérique.

Jean de Mandeville de son vrai nom Jean de Bourgogne est un personnage qui mérite tout notre intérêt !! Il décède à  Liège le 17 novembre 1372 après une vie fantasmagorique où réalité, rêves, mensonges, chimères s’entrechoquent. On qualifie ses récits de voyages de « triomphe du merveilleux et du rêve sur la réalité » (Charles Valter ).Mais de toutes évidences, la société a besoin de ce »merveilleux » après une période noire de la peste du 14ème siècle, qui a fait des ravages. Soif de récits, de découvertes, d’ailleurs.

La date de sa mort est parvenue jusqu’à nous grâce au géographe Abraham Orletlius qui trouve son tombeau dans le couvent des Guillemins de Liège. L’épitaphe est la suivante :

 « Ici repose le noble D. Jean de Mandeville, aussi appelé à la barbe, guerrier, seigneur des Champs, né en Angleterre, professeur de médecine très pieux, orateur, et bienfaiteur très généreux des nécessiteux qui, ayant fait le tour du monde, finit sa vie à Liège. L'an du Seigneur 1372, le 17e jour du mois de novembre. ».


Mediathèque d’Arras "Jehan de Mandeville chevalier natif d'Angleterre grand voyageur tant par mer que par terre en plusieurs quartiers du monde, comme se peult veoir par ses escriptz, morut l'an 1372 gist aux Willemins lez la cité de Liege", fol. 267 du Recueil d'Arras –BVMM--

 

Sur la stèle était gravé un portrait de l'homme en armes, portant une barbe fourchue, le pied sur un lion, une main bénissant son visage, avec ces mots en langue vernaculaire7 :

« Vos qui paseis sor mi, pour l’amour deix proïes por mi. »

 

Il était peut-être médecin mais affirmait être un chevalier anglais. Il prétendait avoir voyagé pendant 34 ans en Egypte, dans différents pays d’Asie, de Chine tout en admettant n’avoir pas été au-delà de la Palestine. Il serait parti le jour de la Saint-Michel en septembre 1322. A son retour en 1356 il raconte avoir été mercenaire au service du sultan en lutte contre les Bédouins. Il aurait servi quinze années dans l’armée du grand Khan.. Dans son Livre des Merveilles il s’inspire du livre de Marco Polo pour les parties au-delà de la Palestine. Il est admis maintenant que ses récits de voyages sont largement imaginaires et on parle même de plagiats.

Dans son ouvrage, il décrit la Terre Sainte et les différents itinéraires qui y conduisent.  L’Asie, Asie Mineure, Asie centrale, Inde, Chine, îles de l’océan Indien, ainsi que d’une petite partie de l’Afrique, Afrique du Nord, Libye, Éthiopie y sont décrites, dessinées, rêvées, révélées au lecteur…

 Marie-Hélène Tesnière : « L'originalité réside moins dans ce qu'il dit, l'auteur n'étant probablement jamais allé au-delà du Proche-Orient, que dans le travail de réécriture qu'il suppose, à partir d'une vingtaine de sources ».

C’est dans ce contexte qu’arrive notre crocodile : « En Afrique, au pays des Egyptians, proche la seconde cataracte du Nil, habitent, parmi les roseaux, d’énormes lézards de trois toises et plus de longueur, de figures difformes et de mœurs sanguinaires, dont le seul métier est, quand ils ne dorment pas étendus au soleil sur la vase chaude, de guetter les hommes et les animaux qui se hasardent sur les bords du fleuve, pour s’en saisir et les dévorer. 

« Nonobstant leur aspect farouche, leur voracité insatiable, et la dureté telle de leurs écailles que point ne sauroit la percer un robuste archer de son vireton le plus aigu, ces animaux féroces sont pourvus d’une sensibilité exquise ; à ce point que souventes fois les ai moi-même ouys geignants ou se lamentants es rozeaux, poussants des sanglots qui semblent mugissement de bœufs, et versants, ainsi qu’il m’a été assuré, larmes qui jaillissent du pertuis de leurs yeux, comme de pommes d’arrosoirs. »

« Maintes foys, continue le naïf conteur, au dire de mes guides, gens réputés pour leur prud’homie et leur grande honnêteté, aucuns voyageurs, trompés par l’effusion de ces larmes, et s’assurant que tant de gémissements ne pouvoient provenir que de coeurs vrayment marris de tant de crimes et assassinats, s’estant voulu approchier des pélunques èsquelles se tiennent ces grands lézards, furent eux-mêmes saysis et méchamment dévorés par ces traîtres et hypocrites qui pleurent non par douleur vraye de leurs péchiés, mais par feintise pour engaigner les trop crédules, et bien et commodément se remplir le ventre en les dévorant. »

Voici probablement l’origine de cette expression « pleurer de larmes de crocodile !!

 Vision du Paradis terrestre Jean de Mandeville Voyages Le Livre des Merveilles Paris 1410-1416

 

 

Et notre Mandeville ? Il a probablement séjourné en Egypte si on regarde de près ses textes. Pour ce qui concerne les autres voyages, il décrit des terres vues par d’autres : il reproduit les déformations habituelles des géographes du Moyen Age ajoutées à la compilation d’ouvrages de réels voyageurs dominicains ou franciscains. On trouve aussi dans ses textes des références aux classiques de la littérature antique (Pline le jeune, Solinus…).

Son Livre des Merveilles est construit sur un canevas fourni par les deux plus récents récits de voyage dont il disposait au moment de sa rédaction, en 1356 : le Liber de quibusdam ultramarinis partibus du voyageur dominicain Guillaume de Boldensele (vers 1285 - vers 1338) et la Descriptio orientalium partium du missionnaire franciscain Oderic de Pordenone (vers 1286 - 1331), tous deux datant des années 1330.

Néanmoins, l’oeuvre de Mandeville témoigne d’un état de la science géographique au milieu du XIVe siècle, et tandis que la première version imprimée date de 1478, il existait déjà 35 éditions de son récit en 1501, attestant l’influence considérable de ce dernier. Martin Behaim le cite longuement dans les notices de son célèbre globe, on assure qu’il a été utilisé par Christophe Colomb et Martin Frobisher l’emporte dans son expédition à la recherche du passage du Nord-Est en 1576. On pourrait citer une longue suite de notices louangeuses écrites entre la fin du XIVe et celle du XVIIe siècle sur ce chevalier savant, polyglotte, curieux de tout, qui avait parcouru « l’universel monde » en véritable Ulysse des temps modernes.


Frontispice de l’édition de 1371 du Livre des Voyages. De morbo epidemiae, traduction française
sous le titre Préservation de Epidémie (Volume 1), manuscrit français NAF 4515 de la BnF
composé par Jean de Mandeville en 1371

 

Sources et pour en savoir plus :  Jean de Mandeville, Voyages, Manuscrit BNF, 1371 (lire en ligne [archive])----Voyage autour de la Terre (Trad. et comm. par Ch. Deluz, 1993), éd. Les Belles Lettres, coll. La Roue à Livres, XXVIII + 301 p. (ISBN 2-251-33919-1)--- wikipedia.org--- La France Pittoresque  « Le Courrier de Vaugelas » paru en 1874 et « Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres » paru en 1989)Publié / Mis à jour le VENDREDI 15 SEPTEMBRE 2023, par REDACTION--- Jean de Mandeville, Le Livre des merveilles du monde, édition critique par Christiane Deluz Paris, Éditions du CNRS, 2000 (Coll. Sources d'Histoire Médiévale, 31)--- /journals.openedition.org/medievales/956---

 

 

 

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