jeudi 5 juillet 2018

Transhumance en Cévennes






Transhumance en Cévennes

Une grosse panne d’Internet et je suis très en retard pour parler de la transhumance qui est pourtant d’actualité. Les premiers troupeaux de brebis sont montés à l’Aigoual le dimanche 10 juin.
Un ami de mon père, Francis, nous racontait il y a trente ans de cela, ses « Drailles », ses Estives, son métier de berger, de maître-berger. A chacune de nos visites, il avait des étoiles dans les yeux quand il parlait du Mont Lozère, de ses prairies, de l’air qu’on y respirait. Oubliés les orages, la foudre, le froid, les blessures, les marches en habit de pluie dans lesquels on transpire et on est autant mouillé dedans que dehors, des journées sans fin …

La draille c’est un chemin, une piste mais c’est aussi la transhumance, le voyage (à pied et à pattes à l’époque), des pâturages d’en bas aux pâturages de la montagne (l’estive), plusieurs troupeaux mêlés, brebis ou vaches. Les chemins empruntés s’appelaient des drailles ou drahlas. Ces voies de communication très anciennes, peut-être même d’avant l’ère chrétienne, ont servi pour les troupeaux transhumants mais aussi pour le trafic commercial. Malgré la construction de routes dans notre province en 1689, les drailles continueront à être utilisées, y compris par les troupes royales et les camisards. D’après des archives de 1703, les soldats avaient même l’obligation d’escorter les troupeaux transhumants pendant la guerre des Camisards.

Certains de ces chemins dans nos montagnes ont conservé les empreintes des bêtes, brebis ou ânes qui les parcouraient. Des « Parisiens » s’insurgent contre les kilomètres que l’on fait parcourir à ces animaux, jusqu’à 115 km des plaines montpelliéraines au mont Lozère. Mais ce parcours permet l’acclimatation progressive au climat qui peut varier encore en cette mi-juin de plus de 20 degrés. En 1956, sur la draille il neigeait à gros flocons un 15 juin du côté de la Vieille-Morte. Et puis les bêtes ont besoin après l’hiver, d’herbe fraîche cueillie le long du chemin, de bousculer la voisine, de faire sa place dans le troupeau. Maintenant on utilise quelques camions, mais ce n’est pas le même confort pour les bêtes qui n’apprécient pas toujours ce mode de transport, parfois angoissant pour elles. Souvent les camions servent uniquement pour le transport du matériel et des brebis malades ou pour les agneaux trop faibles pour marcher. Dans notre Uzège, peu de drailles encore fonctionnelles ou de chemins donc on utilise les routes goudronnées et surtout des camions pour une partie du chemin.
(mas Corbières )

Notre relation avec les ovins et les caprins date de loin, probablement du néolithique moyen avec la domestication des mouflons sauvages. Le pastoralisme existe déjà en 430 avant notre ère si l’on en croit Sophocle. En Italie apparaissent en 111 avant JC les premières lois connues sur la règlementation de la transhumance. En Languedoc des échanges existent entre la région actuelle d’Alès et Mende, à l’âge de fer avec la présence de céramiques, de sonnailles…On ne dira jamais assez l’importance de ces troupeaux ambulants, ce cheptel (mot qui est de la famille de "capital" !!) : non seulement pour l’entretien de nos montagnes et des sources, mais aussi pour l’évolution du droit au cours des âges, élaboration des droits de passage, de « pulvérage » (droit de soulever la poussière), droit d’ »avérage »(d’abreuvage). Ce qui indique l’importance économique mais aussi sociologique, ethnologique du pastoralisme et de la transhumance. En 1852, les départements du Gard et de l’Hérault affichaient un cheptel de près d’un million de têtes.

Francis avait appris le métier petit à petit, sur le tas. Il avait commencé vers l’âge de sept ou huit ans en gardant le troupeau familial près du mas. Puis vers onze ans il monte son troupeau et celui de son grand-père en montagne, une cinquantaine, puis 70 à 80 brebis avec parfois des agneaux nourris "à la bouteille" c’est-à-dire au biberon. C’est encore un amateur qui bûcheronne un peu, fait des fagots, tout en gardant son troupeau pendant trois mois. Les adultes ne sont pas loin, père, oncle, grand-père, voisin…. Son frère parfois l’accompagne, mais il est déjà décidé que celui-ci reprendra la ferme et donc sera le « patron » de Francis plus tard.
 (fouet sculptés)

Il fait sa première draille à 13 ans. A l’époque beaucoup d’adolescents se louaient et menaient les troupeaux avec des bergers adultes et un maître-berger expérimenté, responsable du bon déroulement du voyage. Dans chaque village traversé, des petits ou grands troupeaux s’ajoutaient ; à l’arrivée, 1800 à 2000 bêtes.
Du fond de sa retraite, Francis ne pouvait pas cacher sa fierté, son plaisir passé quand il se plaçait en tête du troupeau ensonnaillé. Les codes, mais aussi la solidarité, la complicité, les repas de partage, de détente entre gens qui se comprenaient à mi- mot. Les arrêts dans une des maisons de secours le long du parcours étaient un moment où refaire ses provisions, mais aussi de passer un bon moment avec les copains, manger, rire, veiller en parlant du métier, des foires, des souvenirs….Parfois c’était le seul moment de l’année où les cousins, la famille éloignée se retrouvaient. Un moment chaleureux avant la solitude et le travail de l’estive.

Au début, Francis devait charger tout son matériel sur le dos, vêtements, provisions pour lui et ses chiens. Il fallait s’équiper léger. Sans oublier l’huile de cade et l’alcool de menthe pour tout médicament. Des bouquets de plantes comme l’hellébore fétide pour soigner l’ecthyma des brebis… Plusieurs couteaux en cas de perte, un ouvre-boîte, des allumettes….Par la suite, des ânes étaient du voyage, transportant le nécessaire. Mais il fallait penser aussi à leur nourriture !

Vers 4 h du matin, sonnait le départ pour la draille. C’était à celui qui pouvait « monter » le premier. Quand un autre troupeau était devant, il fallait attendre que le chemin se libère. Et les bêtes mangeaient tout au long des talus, prenant leur temps. Il fallait faire attention à ce que les brebis ne détruisent pas les récoltes des terres traversées. Là où le troupeau était autorisé à s’arrêter pour la nuit, leurs « fumades » en étaient le loyer. Des noms en sont restés, pour des champs ou des villages. Parfois le troupeau était enfermé pour la nuit dans des parcs sur des terres à céréales pour les fournir en fumure. Le propriétaire des terres en échange nourrissait les bergers. Ces derniers dormaient à la belle étoile avant l’étape ou à l’arrivée à l’estive. Quand il « faisait lune », les brebis broutaient toute la nuit et les bergers devaient monter la garde à tour de rôle.

 Les anciens dans les villages sentaient l’arrivée du troupeau. Le long du parcours les volets s’ouvraient plus tôt que d’habitude, les anciens et les plus jeunes écoutaient le bruissement lointain des sonnailles. Tous se taisaient, hommes, insectes, oiseaux de nuit faisaient silence, l’oreille tendue. Puis c’était le déferlement d’une coulée blanche avec ses pompons colorés. Bergers, chiens, les accompagnateurs qui redescendront une fois arrivés à l’estive… Les propriétaires des moutons accompagnaient sur la draille au moins quelques heures. On discutait des bêtes, leurs défauts, leurs qualités. « Celle-là est la petite-fille de telle autre, celle-ci est la sœur ou la cousine de telle autre… »
Au village, les transhumants étaient passés donc les beaux jours étaient là, cycle annuel immémorial, symbiose entre l’homme et l’animal, le temps, l’espace. Des siècles de culture pastorale ont construit nos racines dans l’inconscient humain.
(Colliers de drailles sculptés et peints)


A l’époque de Francis, les femmes bergers n’existaient pas. Même les épouses n’étaient pas les bienvenues à l’estive. Les bergers dormaient à la belle-étoile ou dans une cabane ou une grange, loin de tout confort. Le propriétaire du pâturage nourrissait un berger pour 1300 bêtes, un chien pour mille têtes. Maintenant on loue une ferme, une maison plus confortable avec panneaux solaires, douches, matériel culinaire etc.. donc la femme de berger ou bergère elle-même est admise.



Un beau troupeau était celui qui avait un bélier avec quatre tours de cornes. Les bergers pariaient sur les combats de béliers.
Parfois un propriétaire de quelques bêtes venait à l’estive et comme les visites étaient rares, c’était jour de joie. D’autant plus qu’il apportait toujours des musettes de nourritures qui nous changeaient un peu. On avait des nouvelles d’En Bas. Les voitures étaient rares à l’époque, le propriétaire venait en car puis à pied par la draille jusqu’à l’estive. Il fallait qu’il ait la passion de son troupeau !!

Quelques jours avant la montée à l’estive, les éleveurs marquaient leurs animaux. Le grand-père de Francis avait connu la période où ce marquage se faisait à la poix. C’était une opération longue et désagréable. Les négociants lainiers n’aimaient pas cette pratique qui disparaîtra début du 20ème siècle, la poix souvent tachait la laine. Puis on a utilisé la peinture temporaire : la marque sert au berger à reconnaitre à quel propriétaire appartient telle bête, et le propriétaire au triage du retour d’estive récupère facilement ses brebis. Initiales, dessins, appliqués au tampon imprégné de peinture, le « pegador », mot dérivé de pega en occitan la poix. Entre bergers on s’entendait pour que les marques, les couleurs ne jurent pas à l’esthétisme du troupeau lors de la transhumance. Les marques devaient rester visibles jusqu’au retour d’estive.
Les pompons de couleurs sont installés sur le dos des brebis la veille du départ. Deux ou trois pompons attachés sur les parties du dos non tondu, parfois un quatrième sur la tête de la plus belle, fixé aux cornes. Des couleurs vives, du rouge, du bleu. D’autres décorations à base d’ocre ou de peinture sur le dos. Les pompons et les colliers décorés étaient enlevés à l’arrivée en estive.
Les colliers et les sonnailles étaient aussi installés la veille du départ. Francis fabriquait ses colliers avec du bois de micocoulier, coupé à la bonne lune quand le bois tombe ses feuilles. Parfois des bergers utilisaient du bois de châtaignier mais il était plus dur à plier, à mettre en forme. Les clés du collier étaient en genêt, du hêtre, du buis, ce qui tombait sous la main car la fabrication se faisait en estive tout en gardant le troupeau.
Les sonnailles étaient choisies par le berger, chaque son personnifiait un troupeau. Le berger reconnaissait au son si une de ses brebis s’était éloignée. Les agneaux retrouvaient parait-il, leurs mères au son de leurs cloches. Les sonnailles faisaient marcher le troupeau sur la draille. Mais il fallait une certaine harmonie de sons ; s’il y avait cacophonie ou trop de bruit, les bêtes s’énervaient et le troupeau se cloisonnait et ne suivait pas.
La fabrication des battants de cloche était tout un art. On prenait un morceau d’os, tibia d’âne, de bœuf ou de cheval. Si possible venant d’un animal bien nourri, donc un os plus solide et qui bat plus sec et s’use moins vite. Pendant cinq ou six mois on l’enterrait dans du fumier frais. Puis on le suspendait sous le manteau de la cheminée pendant encore cinq à six mois pour qu’il sèche dans la fumée. Après seulement on le sciait, le perçait et on pouvait l’attacher avec un lacet de cuir à l’intérieur de la cloche. Certaines cloches étaient gravées. La brebis ou le mouton meneur du troupeau était équipé des mêmes sonnailles chaque année, avec le même collier.
Et là aussi il fallait une harmonie entre les colliers et les autres décorations. Lors de la traversée des villages les bergers, les propriétaires des troupeaux  devaient être fiers de leurs bêtes, de la transhumance, conscients d’être porteurs de tout un passé.




Les brebis sont intenables lorsque le berger n’a pas ou plus de chien ou que le chien n’est pas très bon. Francis n’avait confiance qu’en une sorte de chien, le Briard, malgré qu’il soit très poilu et donc toujours plein d’herbe, de brindilles… Pour choisir un chiot dans toute la nichée, on pose tous les chiots par terre et le premier que la mère ramasse est le bon. Il était préférable que le chiot soit de couleur foncée, les brebis respectaient moins les chiens de couleur claire. Il a toujours dressé ses chiots en les mettant à côté d’un vieux chien, ou de leur mère, modèle que le chiot suivra. Le dressage peut durer trois ans. Les chiennes sont souvent plus souples et plus attachées au troupeau et à son maître qu’un chien. En draille ou en estive, les chiens se fatiguent vite, travaillant sans relâche. Francis essayait d’en avoir toujours deux, un qui se repose pendant que l’autre travaille. En estive le chien était souvent le seul compagnon du berger, courageux, réconfortant. Couple nécessairement indissociable, le berger et ses chiens tissent des liens de complicité très forts.
 

(LaDépêche 07/08/2014 cabane dans les Pyrénées)

En draille, les bergers n’avaient pas de cabane pour dormir. Maintenant les habitudes ont changé ; des fermes abandonnées, des granges, et même des chambres sont louées.

Cabane bergerie dans le Parc National des Cévennes
En estive, Francis a connu des cabanes dans lesquelles on pouvait seulement s’allonger pour dormir. Le chien restait dehors. Pour manger, il devait sortir et en cas de pluie, s’abriter sous le parapluie. Encore actuellement des bergers dorment quasiment à la belle étoile : « Jusqu’à cet été, depuis six ans donc, de juin à septembre, mon abri était une tente de trappeur ou de chercheur d’or d’Amérique du Nord, montée sur des rondins de bois pour l’isoler autant que possible du sol. C’est dire que j’étais souvent trempé, nuit et jour… » nous dit un berger estivant sous le Signal au Bougès à 1400 m d’altitude près de Mijavols, (.Journal la-croix.com/Journal/estives-Cevennes-bergers-sont-labri-2017-09-20-1100878201) . Le Parc National des Cévennes construit ou aménage maintenant des bergeries pour encourager des jeunes bergers.

Francis n’avait pas connu les médicaments vétérinaires pour ses brebis. Quand l’une d’elles avait des problèmes pour expulser son placenta, il lui faisait avaler un œuf frais avec sa coquille. Et cela marchait ! Des tisanes à base d’iris ou de peau de couleuvre aidaient à la délivrance lors de l’agnelage. Une cuillerée d’absinthe à jeun contre un peu tout…. L’huile de cade ou d’olive mélangée à un peu de soufre contre l’eczéma ou les petites plaies. Et même une grenouille vivante avalée par la brebis contre la dysenterie !!
Autrefois les bergers décidaient de la meilleure période pour agneler. Les agneaux se vendaient mieux pour Noël ou Pâques. Donc les béliers entraient en action au bon moment.


(cocomagnaville over.blog -- photo Robert Doisneau 1958).
Pendant la guerre de 1939-45, les ânes et les mulets ont été en partie réquisitionnés. Le matériel pour l’estive se transporta à dos d’homme (et même de femme). La draille se faisait surtout la nuit avec peu de sonnailles. On avait moins de bêtes et on sautait des villages lors de la transhumance. Les maquisards, les troupes régulières prenaient leur dîme de moutons. Il faillait être très vigilant, on se faisait tuer une bête pour un rien. Moutons ou chiens. Les vieux bergers avaient été rappelés à la rescousse pour épauler les moins expérimentés. Le risque du STO éclaircira encore plus les rangs des jeunes bergers. On se suffisait de châtaignes, de lait de chèvre, du potager….
Francis a quitté cette terre qu’il aimait tant en 1979. Son fils et son neveu ont tenté de reprendre le métier de berger. Mais l’Union Européenne, la Pac, les différentes réformes ont pénalisé la filière ovine.
La maison de Francis est habitée maintenant par un couple d’anglais qui ont à cœur d’entretenir le cimetière familial de Francis devant la fenêtre de la cuisine. Ils font collection de colliers de draille sculptés. Ce ne semble pas être du folklore pour eux.

Sources : musée St Rémy de Provence (sonnailles gallo-romaines) – Pastore E  Transhumances St Martin de Crau Cheminements 2002 –Revue  Cévennes PNC n°48-49 – Michel Verdier  Saisons de Bergers en Cévennes édit Equinoxe ISBN2 84135-482-2 ISSN1147 3835 – Photos Michel Verdier -- Brager F Les nuits de fumature in Cévennes Florac PNC n°9 p2-4 – Annales du Parc National des Cévennes T1 1979 T2 1982 T3 1986 T4 1989 – Brisebarre A-M Bergers des Cévennes Paris Berget-Levrault 1978 – lasalle.fr Histoire du Patrimoine mairie de Lasalle --- Magazine Histoire internet--- midilibre.fr/2014/08/09/la-transhumance-du-berger-les-animations-du-festival-nature,1035784.php – Parc National des Cévennes --office du Tourisme Piémont Cévenol J Cl Richet--- photos Patrimoinevivantdelafrance.fr ---Journal la-croix.com/Journal/estives-Cevennes-bergers-sont-labri-2017-09-20-1100878201)



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