mardi 4 septembre 2018

Travailleurs Indochinois en France en 1939


Un groupe de travailleurs à Sorgues (Vaucluse) 47e cie, 1941. © Collection Pham. Source : Liem-Khe LUGUERN
Travailleurs Indochinois en France en 1939
Déjà pendant la guerre de 1914-1918, des travailleurs, des soldats indochinois avaient été recrutés. 90 000 travailleurs et tirailleurs indochinois avaient été déplacés en métropole.
Salut aux couleurs de la 58e cie au camp "Bao Dai" dans la forêt de la Ferté en 1941. © Collection Pham. Source : Liem-Khe LUGUERN
Tout un arsenal législatif est mis en place en 1939 pour recruter, acheminer, administrer les travailleurs coloniaux. Ils sont mis au service des industries de la Défense Nationale par le Service de la Main-d’œuvre Indigène, Nord-africaine et Coloniale, la MOI, service qui est rattaché au ministère du Travail. Mandel, ministre des Colonies demande l’appoint de 300 000 travailleurs coloniaux dont 100 000 Indochinois pour pallier à l’effort de guerre. L’arrêté du 29 août 1939 fixe les limites de la réquisition sur tout le territoire d’Indochine. La paysannerie pauvre est essentiellement mise à contribution : 90% des 20 000 travailleurs requis viennent de ces familles, surtout des protectorats de l’Annam et du Tonkin, les autres de la colonie cochinchinoise. Les autorités locales indigènes ont fixé l’obligation pour chaque famille de fournir un fils âgé de plus de 20 ans, tous les trois enfants.  (Une précision ici : l’Annam est une des trois régions du Vietnam donc il est faux de parler d’Annamites pour l’ensemble des Vietnamiens…mépris colonial ou ignorance volontaire ?). Une sorte de STO colonial se met en place. En vietnamien, ces requis prennent le nom de « Công Binh », ouvrier-soldat.
Les colons français ne sont pas suffisamment nombreux pour diriger ces requis. L’encadrement de ces « volontaires » sera fourni par d’autres requis volontaires, avec un niveau d’études qui permet la maitrise du français. Ils sont de milieux plus aisés, et espèrent d’échapper au blocage de la société coloniale qui leur refuse la citoyenneté et les chances de promotion sociale. Ils seront interprètes ou surveillants, un pour 25 travailleurs. Ils vont aider l’administration coloniale à acheminer vers la métropole dès 1939 les premiers Indochinois, 19 000 jeunes la plupart illettrés, paysans arrachés à leur terre et leurs rizières. Le navire Yang-Tsé le 20 octobre 1939 part avec son chargement, via Suez pour un mois de traversée. Entassés dans les cales du bateau avec interdiction de monter sur le pont.
Le 21 novembre, les premiers travailleurs débarquent à Marseille et sont installés dans deux camps dont la toute nouvelle prison des Baumettes. On a fait mieux comme accueil : ils passent leur première nuit en France dans les cellules d’une prison. La prison des Baumettes avait été construite pour des prisonniers allemands. Il y avait un hôpital que les requis appelaient « antichambre de la mort ». 

Les derniers arriveront le 6 juin 1940. La guerre est vite perdue et nous ne déplacerons pas les quotas prévus. En tout 27 000 Indochinois répartis ainsi : 7000 tirailleurs et 20 000 travailleurs. Après la défaite, 5 000 seront rapatriés rapidement dans leur pays mais les autres seront bloqués en métropole. Après la Libération de 1945, le rapatriement de ces travailleurs prendra fin en 1952.
(Poudrerie de Sorgues Vaucluse)
Bien que requis civils, ils sont assujettis à une discipline militaire. Ils sont répartis en 73 compagnies de 200 à 300 hommes, rattachées à 5 légions. Les commandants des compagnies et leurs adjoints sont des militaires et fonctionnaires de l’administration coloniale. Ces travailleurs ou ouvriers non qualifiés (ONS) seront employés par les services publics et les entreprises privées. Jusqu’en juin 1940, essentiellement dans les entreprises de défense nationale comme les poudreries qui utilisent autour de 70% de cette main d’œuvre. On les trouve dans 24 départements. Pas loin de chez nous, à Sorgues dans le Vaucluse près d’Avignon, aussi à Saint-Chamas dans les Bouches-du-Rhône. Près de 5000 Indochinois rien qu’à Sorgues seront installés dans trois camps : Bécassières, Poinsard et Badaffier. Les baraquements étaient sommaires, avec interdiction de sortir des camps. Ils fabriqueront des poudres et des explosifs nous rappelle Pierre Daum, auteur de Immigrés de force, les travailleurs indochinois, 1939-1952 (Actes Sud, 2009). Le camp de Poinsard servira de prison entre 1944 et 1945. En juin 1940, la poudrerie cesse de fonctionner mais sept compagnies de travailleurs indochinois y stationnent et sont affectées à divers travaux dans la région.
Toulouse, Bordeaux, Bergerac, Angoulème, Roanne….. une répartition des compagnies un peu partout dans le sud.
Camp Bécassières de Sorgues, avril 1940. © Raymond Chabert
Dans ces usines, on travaille en 3 équipes de 8h, avec une cadence qui privilégie le quantitatif au qualitatif. Les compagnies se replient en zone libre après la défaite de juin 1940. 3 000 à Agde, Vénissieux, Toulouse... De 1941 à 1942, les requis seront essentiellement utilisés dans des travaux forestiers ou agricoles : riziculture, salines en Camargue, forestage en montagne…. Un salaire est versé par les entreprises à l’Etat mais les travailleurs ne reçoivent rien ou pas grand-chose, logés, nourris.
(Briqueterie Lot-et-Garonne )
octobre 1942 La récolte de riz en Camargue
Le risque de pénurie alimentaire se faisant sentir début 1941, le gouvernement de Vichy utilise cette main-d’œuvre pour relancer la riziculture et le maraichage. La fortune de grandes familles arlésiennes sera faite sur le dos des requis qui connaissaient parfaitement les secrets de la culture du riz. En 1938 notre pays importait 600 000 tonnes de riz dont 577 000 arrivaient de nos Colonies (Indochine, Madagascar, Afrique…). Henri Maux commissaire adjoint au Commissariat à la Lutte contre le Chômage affecte la 25ème compagnie de travailleurs indochinois à la relance de la culture du riz en Camargue. Dès 1942, 250 hectares sont mis en culture avec succès.  Ce sont les requis qui ont vraiment créé nos rizières, transformant en profondeur l’économie et les paysages du delta. Avant la guerre, le riz cultivé en Camargue était immangeable pour nous et servait à nourrir les animaux. En 1944 sur 800 hectares on a récolté 2 200 tonnes de grains non décortiqués. Les principaux mas qui les employaient étaient les mas d’Arbaud, Guinot, Paulon, de Vert, Thibert… La MOI louait aussi 20 hectares appartenant à la Société St Gobain entre le mas du Sauvage et celui du Pin Fourcat pour sa propre production. Les travailleurs indochinois, les ouvriers, auxquels se mêlaient des étrangers itinérants participaient à tous les travaux : préparation des terres, semailles, moisson à la faucille, décorticage. Ils travaillaient aussi la vigne. La MOI recevait 50 frs par jour et par requis, et elle leur reversait théoriquement de 15 à 20 frs. Ils étaient nourris, logés et équipés par les propriétaires. Mais dans la France occupée, les chaussures et les couvertures 
étaient rares et encore plus pour les requis.
Le requis peintre sculpteur célèbre Lê Ba Dang sera pionnier de la culture irriguée du riz en Camargue en 1941.(décédé à Paris en 2015)


D’autres requis travaillaient dans les salines de Salin de Giraud en Camargue, logés dans des baraquements du village.
Récolte du riz 1943 –Histoires coloniales






 
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Travailleur indochinois dans les rizières de Camargue pendant la guerre. © Collection Pham Van Nhân. Source : Liem-Khe LUGUERN
Travailleurs indochinois dans des travaux de forestage, vers 1943. © Pham Van Nhân




De 1942 jusqu’en 1944, à partir de l’envahissement de la zone libre par les troupes allemandes, ces travailleurs, un peu près la moitié, vont œuvrer  directement ou indirectement en usine pour les troupes d’occupation. Les décès essentiellement dus à des maladies pulmonaires, la malnutrition, l’épuisement sont nombreux : un peu plus de 1000 soit 5,5% des effectifs. A Sorgues il reste 1800 requis qui travailleront pour l’occupant sans salaire.
Souffrance physique et surtout souffrance morale, déracinés, sans nouvelles de leur famille. Les préjugés racistes des cadres coloniaux, puis des nazis plongent ces hommes dans un contexte hostile où leur « compagnie », les copains sont les seuls repères, les seuls soutiens.

Carnet de travailleur délivré à M. Nguyên Van Thanh par le service de travailleurs Indigènes Nord-Africains et coloniaux. © Collection Nguyên Van Thanh. Source : Liem-Khe LUGUERN—Thanh avait à peine 18 ans lors de son engagement volontaire voulant fuir son milieu d’élite indigène. Son collègue Muu du même âge n’eut pas le choix, son père était menacé de prison par les gendarmes.
D’abord travailleur en Dordogne à Prendeignes pour ramasser les chataignes, Thanh se fait gifler pour être arrivé en retard. Il riposte et se retrouve au camp de Badaffier de Sorgues, où sont envoyés les « fortes têtes. Après trois mois il se retrouve à Lattes dans l’Hérault.


Coopérative vivrière de Lattes, dans l'Hérault, vers 1942.

A la fin de la guerre, les « fils protégés de la France » sont mal vus dans le pays : indésirables en métropole, dangereux dans la colonie. Les évènements d’Indochine et la désorganisation de l’après-guerre sur le sol français font que le rapatriement tarde. Ce sera très vite le temps de la colère pour ces expatriés. Ils ont beaucoup donné, souffert pour notre pays qui semble les ignorer.
Dès 1945 ils réclament un rapatriement dans leur pays et l’indépendance du Vietnam. A leur arrivée dans leur pays, la plupart sont emprisonnés et après leur peine de prison ils rejoignent le Viet-Minh.  Ils revendiquent l’égalité des droits avec les travailleurs de la métropole.
Manifestation pour le rapatriement et l'indépendance du Vietnam à Sorgues en 1945. © Collection Lê. Source : Liem-Khe LUGUER.
Salut aux couleurs à Sorgues en 1945 devant le drapeau de la République socialiste vietnamienne naissante. © Collection Lê. Source : Liem-Khe LUGUERN
En France, travailleurs, tirailleurs, intellectuels indochinois se réunissent à Avignon en décembre 1944 pour former la Délégation Générale des Indochinois soit 25 000 personnes représentées. Les ONS agissent en métropole comme le bras du Viet-Minh. Grèves, mouvements de désobéissance, manifestation qui culminent en 1948, le ministère des Colonies fait arrêter quelques centaines de meneurs, d’abord regroupés à Bias en Lot-et-Garonne, puis embarqués en Indochine pour y être emprisonnés.. A partir de 1948 les rapatriements vont s’accélérer. En fait le gouvernement français va d’abord privilégier l’envoi de troupes pour vaincre les envies d’indépendance des Vietnamiens. (Le camp de Bias servira plus tard pour loger les rapatriés d’Indochine, puis les rapatriés d’Algérie ainsi que les Harkis).
Ces hommes de retour au pays vont être accueillis comme des collaborateurs de l’armée française, des traitres, des « Linh Tho », des soldats-ouvriers. Ils devront se faire tout petits même s’ils rejoignent pour la plupart les rangs du Viet-Minh. Autour de 15 000 retourneront au Vietnam.
Finalement un millier de requis vont rester en métropole, essentiellement les surveillants ou les interprètes qui avaient un bon niveau scolaire et donc des facilités pour s’installer, fonder une famille, s’insérer dans le monde du travail, s’intégrer dans notre société sans trop de heurts. Il est vrai qu’ils n’auraient peut-être pas été accueillis à bras ouverts au Vietnam.
Un couple franco-vietnamien en septembre 1953 à Thiers (Puy-de-dôme). © Collection Pham. Source : Liem-Khe LUGUERN
Ces hommes ont dû s’adapter au travail industriel, au modernisme. La puissance coloniale qui faisait plier les Vietnamiens chez eux, est en proie à la défaite. Une espèce de tri social s’est opérée : la paysannerie pauvre acquise au Viet-Minh et à l’indépendance du Vietnam de retour au pays et l’élite des travailleurs requis captée par la métropole. Dans l’Histoire régulièrement on vide un pays de ses cadres, de son intelligence, de sa force de travail au profit d’un autre pays. Nous le vivons encore actuellement et nous devrions y réfléchir avant de le payer très cher !!
Le maire de Sorgues Thierry Lagneau le 6 septembre 2012  remettra la médaille de la ville à Nguyen van Thanh, ainsi qu’à un de ses anciens camarades, Thieu Van Muu.
Le 5 octobre 2014 est inauguré à Salin-de-Giraud, en Camargue, le premier Mémorial national aux travailleurs indochinois..
Arles aussi fêtera et rendra hommage aux travailleurs indochinois, reconnaissant ainsi le tort que notre pays avait fait subir à ces hommes. D’autres villes leur rendront aussi hommage.
Cette bande dessinée raconte l’histoire des 20 000 travailleurs forcés indochinois employés dans les années 40 à la culture du riz en Camargue. Elle est co-signée par Pierre Daum, journaliste, et Clément Baloup, dessinateur et scénariste.--https://pierrickauger.wordpress.com/2017/10/15/des-indochisois-etaient-forces-a-cultiver-le-riz-en-camargue-durant-la-seconde-guerre-mondiale

Nous parlerons sur ce blog une autre fois de la culture du riz dans notre chère Camargue.







Thanh et sa future femme Juliette à Lattes, en 1943. © Nguyen Van Thanh

Sources :  Pierre Daum « Quand la Camargue était vietnamienne »,‎ Geo Histoire avril-mai 2013, p. 118-126 -- + "Les travailleurs indochinois en France au cours de la Seconde Guerre Mondiale (archives internet) --belleindochine.free.fr (consulté le 18 mai 2015) --Pierre Daum, 20 000 travailleurs forcés d'Indochine oubliés par la France Rue 89, 7 décembre 2009 (consulté le 18 mai 2015) --  "La riziculture en Camargue" - Jean Brugnot - Mémoire ENFOM - 1945 ainsi que deux documents de France Actualités conservés à l'I.N.A, "Récolte du riz en Camargue" du 23 octobre 1942 et "Riziculture" du 5 novembre 1943 . -- Lê Huu Tho, aux éditions L’Harmattan, Itinéraire d’un petit mandarin, en 1997. --- Thieu Van Muu, Un enfant loin de son pays, en 2003.--- Liêm-Khê Luguern, professeur d'Histoire-Géographie, doctorante IRIS (EHESS) maitrise sous la direction de Philippe Viguier Les Travailleurs Indochinois en France de 1939 à 1948-- Cong Binh, la longue nuit indochinoise. (www.travailleurs-indochinois.org)---Joël Pham,www.travailleurs-indochinois.org -- Nguyen Van Thanh, Saïgon-Marseille : Aller-simple, Elytis éditions, .Rue89--photos Pham Van Nhâm-
Mémorial Salins de Girault
http://www.herault.fr/2011/03/09/immigres-de-travailleurs-indochinois-france-1939-1952-8993---https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/2014/10/05/salins-de-girault-le-memorial-des-travailleurs-indo-chinois-565062.html
à voir Riz amer "Les Indochinois en Camargue (1939-1952)" ! Un film écrit par Pierre DAUM et Alain LEWKOWICZ Réalisé par Alain LEWKOWICZ Produit par Valérie MONTMARTIN Une production POINTE SUD PRODUCTIONS avec la participation de FRANCE TELEVISIONS—

















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