jeudi 21 mai 2020

La grève des ouvriers typographes lyonnais en 1539





Gravure « Atelier d'impression de livres » par Jan Van der Straet, XVIe siècle. Musée Plantin-Moretus, Anvers, Belgique. © Wikimedia Commons, domaine public 

Grève des Ouvriers typographes lyonnais en 1539

Lors de l’inauguration de notre nouvelle école, un élu a dit que « le livre-papier c’était fini ». Pourtant au moment du « déconfinement », la lecture de « livres » en papier a très bien marché, même chez les plus jeunes. Le livre apporte quelque chose que la « tablette » ne donne pas….

On ne dira jamais assez ce que l’imprimerie a apporté au genre humain. Culture, ouverture d’esprit, connaissances, revendications et travail pour des milliers de personnes que ce soit dans la fabrication des livres, mais aussi dans la fabrication du papier, de l’encre, le commerce du plomb pour la fabrication des lettres, reliure, illustrations, commerce des brochures, livres via les foires, le colportage… Un art, un soin, une « conversation entre les différents artisans et les auteurs ». Luther considère l'invention de l'imprimerie comme « le plus grand don de Dieu ». Pour certains historiens, l’imprimerie va jouer un rôle majeur dans la propagation des conflits religieux du 16ème-17ème siècle aussi bien pour les réformateurs protestants que pour les défenseurs de l’Eglise catholique.
Lyon au début du 16ème siècle est un des principaux centres européens de l’imprimerie, même Le centre international du livre prenant le pas sur Venise et Genève. A cette époque, selon l’historien J Boucher,  on compte environ à Lyon autour de 29 librairies-marchands sans presses, et une soixantaine d’imprimeurs, travaillant le plus souvent pour les premiers, tous dans le quartier de la rue Mercière. Pour les trente premières années du 16ème siècle, on estime la production d’ouvrages différents à Lyon à plus de 2400, soit le tiers de la production française pour la même époque.
Depuis 1512 Lyon est ville ouverte à la liberté des métiers : toute personne ayant compétence a le droit d’exercer son métier librement dans la cité. Des imprimeurs allemands et hollandais s’y sont installés avec des ouvriers rhénans ou flamands. Cette ville attire car elle est un lien commercial avec Genève, Marseille, Paris, l’Italie, avec les foires les plus importantes d’Europe, comme celle de Beaucaire.

Autour de cette nouvelle technologie va se développer une dignité professionnelle et une corporation prestigieuse, particulièrement soudée : celle des compagnons, compositeurs et correcteurs, liés entre eux pour se faire reconnaitre. Ce sont des ouvriers qualifiés, souvent très qualifiés, cultivés et rarement analphabètes. Leur métier exigeait qu’ils lisent le latin et le grec.
Ils sont conscients et fiers de l’importance de leur travail. Les emplois se font et défont au gré des commandes ; mais il y a peu de chômage car l’imprimerie marche bien et chaque commande demande plusieurs mois, voire une année de travail.
Mais la situation économique se dégrade en cette période, guerres entre François 1er et Charles Quint, inflation, concurrence. Les maîtres-imprimeurs sont tenus de respecter les délais de livraison sous peine de pénalités ; les horaires sont devenus extrêmement flexibles. Les maîtres d’atelier veulent remettre en cause les acquis des compagnons. Ils décident de supprimer le repas de midi, le salaire-nourriture, qui en plus permettait aux ouvriers de se retrouver, de manger à la table du patron et d’évoquer les problèmes de l’atelier, de se sentir impliquer dans son fonctionnement. Une « coutume ancienne et détestable » disent les maîtres imprimeurs.

Le patronat souhaite aussi réduire l’influence de la Compagnie des Griffarins, la corporation des ouvriers typographes ou le syndicat dirions-nous maintenant.

(Rappel pour les Lyonnais : Griffarins qui vient peut-être de griffon, l’animal moitié aigle, moitié lion que Sébastion Gryphe, imprimeur-libraire allemand installé depuis 1515 rue Ferrandière utilisa comme enseigne ? Il imprime différents titres pour la Compagnie des Libraires Catholiques, mais a aussi de solides relations dans le camp des Huguenots, ce qui vaut mieux dans l’air du temps. De 1530 à 1540, il va réaliser 500 éditions différentes de classiques latins ou grecs traduits ou corrigés par des érudits locaux ou des livres religieux. Il meurt en 1556 mais son œuvre est reprise par son fils Antoine… Une rue de Lyon porte maintenant son nom.)
Cette confrérie des Griffarins était une organisation secrète ; on y adhérait en prêtant serment et fidélité absolue. Ses membres versaient une cotisation. Une caisse de solidarité permettait d’assister les malades, les retraités, les chômeurs. Elle avait ses propres officiers. La politique éditoriale était laissée aux maîtres, mais les compagnons restaient théoriquement maitres des horaires de travail,  des jours fériés, de la formation des apprentis et de leur nombre. Cette formation devait durer trois ans. Les « forfants », les ouvriers qui n’adhéraient pas à la Compagnie étaient bannis.
Les Griffarins fêtaient Minerve, la « Mère de l’Imprimerie et la déesse du Savoir ».

Au printemps 1539 ils vont revendiquer pour de meilleures rémunérations, pour des conditions de travail. Le repas de midi est à la charge du patron, mais il se dégrade… Ils réclament  « pain, vin et pitance ». Quinze heures par jour, des salaires de misère, les apprentis utilisés abusivement par le patronat à la place des compagnons…. Jusqu’alors les apprentis ne travaillaient à composer et mettre les lettres qu’après trois ans de formation…

La grève est déclarée le 25 avril 1539. Les ouvriers de toutes les imprimeries lyonnaises quittent les ateliers. Peut-être la première grève recensée dans notre Histoire. C’est le « Grand Tric ». Mais Lyon avait connu d’autres mouvements populaires, 1529, 1544, 1545, 1578, 1611, 1615, 1617, 1618, 1619, 1622, 1624, 1626, …… Lyon est la première ville ouvrière de France sous l’Ancien Régime, là où la cherté du blé parfois due à la spéculation ou à un hiver trop froid, là où la misère touchent les ouvriers et les habitants pauvres.
« Tric » veut dire grève au 16ème siècle, cri de ralliement des ouvriers pour cesser le travail. C’est le son d’une réglette annonçant les interruptions autorisées de travail. (en anglais « strike »=grève).

Durant trois-quatre mois aucune imprimerie lyonnaise ne fonctionne. La grève va se propager dans d’autres villes, en particulier à Paris.
Les compagnons qui sont autorisés à porter des armes, intimident les autorités, les maîtres imprimeurs, les ouvriers et les apprentis qui voudraient faire repartir la production. Des heurts ont lieu avec les forces de l’ordre, prévôt et sergents, CRS de l’époque. Ils s’organisent en compagnies avec capitaines, lieutenants et bannières. Ils défilent en rangs serrés, le guet n’ose intervenir. Même la justice est impuissante à mettre à exécution les mesures prises par l’autorité.
Les négociations avec les maîtres imprimeurs n’avancent pas. Le 31 juillet cinq compagnons comparaissent pour répondre en leur nom et en celui de leurs consorts. Le sénéchal, représentant du roi, (sorte de préfet actuel), intervient en édictant un arrêt qui énonce les droits et devoirs des ouvriers :
Interdiction de réunion de plus de cinq personnes -- Suppression du droit de grève sous peine de bannissement et d’amendes -- Interdiction du port d’armes --Autorisation pour les maîtres d’embaucher le nombre d’apprentis qu’ils désirent --Seule satisfaction pour les grévistes, le salaire nourriture est rétabli.
« Le procureur du Roi argumente que depuis trois ou quatre mois en ça, lesdits compagnons imprimeurs se seraient débauchés et auraient laissé et discontinué ledit train d’imprimerie, et par manière de monopole tous ensemble auraient laissé leur besogne et débauché grand nombre des autres compagnons et apprentis, les menaçant de battre et mutiler s’ils besognaient et ne laissaient ladite oeuvre et imprimerie comme eux ; tellement que ledit art d’imprimerie serait laissé et discontinué puis quatre mois en çà, et est en doute d’être du tout aboli, au grand dommage et détriment de la chose publique, attendu que c’était un des beaux trains et manufactures de ce royaume, voire de chrétienté, qui a coûté beaucoup à l’attirer et faire venir en cette dite ville. Et seraient lesdits compagnons imprimeurs et apprentis vagants et comme vagabonds en cette dite ville de Lyon jour et nuit, la plupart d’eux portant épées et bâtons invisibles et faisant plusieurs excès contre lesdits maîtres et autres ainsi que disait et maintenait et disait monsieur le procureur du roi qui disait davantage que lesdits compagnons sont monopolés et font serments et promesses illicites, entre autres de cesser oeuvre quand l’un d’eux veut cesser, et ne besogner si tous ne sont pas d’accord -, et que pis, souvent se sont rebellés contre justice et les sergents et officiers d’icelle, ont battu le prévôt et sergents jusques à mutilation et effusion de sang […] »
·         Extrait de la sentence de la Sénéchaussée ; Archives municipales de Lyon. Cité in Histoire du Lyonnais par les textes, p. 70-71
Cette décision ne fit pas cesser les revendications. Le sénéchal dut reculer.
Le roi François 1er fin août 1539 promulgua l’édit de Villers-Cotterêts qui interdit les confréries pour tous les métiers. « Nous défendons à tous lesdits maîtres, ensemble aux compagnons et serviteurs de tous métiers, de ne faire aucunes congrégations ou assemblées grandes ou petites, et pour quelque cause ou occasion que ce soit, ni faire aucuns monopoles et n’avoir ou prendre aucune intelligence les uns avec les autres du fait de leur métier… ».
Mais les compagnons typographes tenaient bon, l’ordre ne sera pas rétabli pour autant. Le travail reprend de façon sporadique pendant près de trois ans. Le fonctionnement des ateliers est gravement perturbé, ce qui n’est pas du goût des maitres imprimeurs.
Les compagnons continuent à se réunir en assemblée, à prendre des décisions pour défendre leurs droit. En 1540 lors de la session extraordinaire du Parlement à Moulins, les ouvriers typo obtiennent de la Cour un arrêt qui rétablit certaines anciennes règles corporatives.
 « Les apprentis ne besogneront à composer et mettre les lettres, qu’ils n’aient demeuré trois ans apprentis ».
Et le 28 décembre 1541, François 1er promulgue l’édit de Fontainebleau qui interdit le droit de grève et les assemblées de plus de cinq personnes ; le patronat est autorisé à licencier, mais le compagnon ne peut quitter son travail sans prévenir huit jours à l’avance. La journée de travail est fixée de 5h du matin à 8h du soir…. Un point important pour les compagnons : les maîtres doivent continuer à leur fournir « la dépense de bouche raisonnable et suffisamment selon leurs qualités ».
Les négociations sur l’interprétation de l’édit vont traîner jusqu’en 1542, où une déclaration royale donne priorité aux droits des maîtres imprimeurs. Un certain nombre d’entre eux s’est délocalisé en Allemagne ou dans des villes comme Vienne en Dauphiné qui ne dépendent pas du roi et de ses décisions peu stables.
En octobre 1566, malgré son interdiction, la corporation des Griffarins existait encore. On fêtait Minerve, la mère de l’imprimerie.
Extrait du récit de «  l’Ordre tenu en la chevauchée faite en la ville de Lyon (…) le dymenche dernier du moys d’Octobre Mil cinq cens soixante six ».
« Après laquelle suyvoit MINERVE la Mere d’Imprimerie et déesse de scavoir, montée sur les branquars d’une lytière richement aornée desdictes couleurs, assize dans une chaire richement parée, bien revêtue desdictes couleurs iaune, rouge et verd. Et sur lesdictz chevaux portant lesdictz branqars, estoit monté sur le premier un Lyon de grand veüe, et aupres du naturel bien contrefaict. Et sur le dernier un grand Dragon, aussi fort bien contrefaict, et de grandissime veüe. Tenant la dicte Mère Imprimerie une Sphere à la main, couverte d’un voyle de crespe blanc, chose fort somptueuse à veoir. Estans en toute la dicte compagnie d’Imprimerie environ de soixante hommes.  »
Avec les guerres de religion de 1562-1629, l’imprimerie lyonnaise va perdre de son importance. Le contenu des livres est de plus en plus surveillé et bon nombre de maîtres imprimeurs vont fuir pour s’installer à Genève ou aux Pays-Bas.
Sources : La France ouvrière tome I sous la direction de Claude Willard. Editions sociales p 21-22--- Georges Dangon, « Orages sur l’imprimerie : le grand tric de Lyon (1539-1544) », Le Courrier graphique, no 84, février-mars 1956, p. 7, no 85, avril-mai 1956, p. 17-- Sources documentaires : le site de la Fédération Anarchiste Lyonnaise, page « Lyon ville rebelle » – « L’imprimerie à Lyon au temps de la Renaissance », mémoire réalisé par le Centre Ressources Prospectives du Grand Lyon. « Typographes des Lumières », un ouvrage de Philippe Minard et Nicolas Contat.--- https://rebellyon.info/25-avril-1539-a-Lyon-le-Grand-Tric-des-15040
-- Henri Hauser Histoire d’une grève au XVIe siècle, p. 177-234, Chapitre X du livre Ouvriers du temps passé XVe-XVIe siècles par Henri Hauser, professeur à la Sorbonne et au Conservatoire national des Arts et Métiers, Librairie Félix Alcan, 1927.--- https://www.magazine-histoire.com/numeros/105.htm
--André Castelot  François 1er édit de Crémille1996 --Isabelle Bernier 2019 www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/epoque-moderne-histoire-imprimerie-elle-origine-conflits-religieux-xvie-siecle-11816/
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Jean de Tournes Imprimeur de Lyon


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