mardi 26 mai 2020

Les pandémies grippales



Image : Policiers de Seattle portant des masques fabriqués par la Croix-Rouge pendant l'épidémie de grippe espagnole. Décembre 1918.
National Archives at College Park, MD. Record number 165-WW-269B-25, via Wikipedia-communs
Les Pandémies Grippales :
Les maladies font partie de la vie, et malgré  notre « grande intelligence » de notre vie d’humain. Elles tuent, handicapent, ou simplement agacent un moment. Elles ravagent parfois toute une contrée, tout un village. Nous avons essayé de nous en guérir, parfois avec des remèdes de «bonne-femme », parfois par des incantations, des prières…. Au village de La Bruguière près de chez nous, on invoquait Sainte Valentine contre le choléra. Dans notre région on faisait bouillir un crapaud jeté vivant dans la marmite contre la fièvre ; les excréments de la bête soignaient les affections des yeux,  les phlegmons. Dans notre sud, la cigale desséchée cousue dans la doublure des vêtements protégeait contre toutes sortes de maladies….. Et bien d’autres pratiques, parfois assez terrifiantes pour l’homme moderne que nous sommes. C’est dire notre désarroi, notre impuissance face à ce que l’on ne comprend pas, à ce que l’on ne domine pas.
 /france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/coronavirus-tgv-medicalise-transportant-patients-alsaciens-quitte-strasbourg-pays-loire-1806074.html
(Une image qui devrait nous marquer à vie : les soignants pliés sous la civière lors du transfert d’un malade Covid19 : efficacité, dévouement, ingéniosité, débrouillardise face à nos manques, notre gestion hospitalière défaillante ; tout élu ou apprenti politique devrait avoir cette photo sur son bureau !!)

Transfert de malades Covid -www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-48-patients-atteints-evacues-dile-de-france-par-tgv-medicalise_fr_5e901b92c5b6458ae2a6bbac
Les pandémies grippales existent depuis la nuit des temps. Probablement à cause de notre proximité avec la faune sauvage. Mais pourquoi le virus bien au chaud chez l’animal, mute et vient trouver refuge chez l’homme ? Est-ce parce que l’on détruit son milieu naturel,  parce que l’on prend trop de place ?? Ceci est une autre question. Ces pandémies grippales réapparaissent régulièrement dans notre monde moderne, grippe asiatique en 1957, de Hongkong en 1968, grippe aviaire de 1975, Sras de 2003 et 2009, Mers-2012 ou Covid-19…..
Les chroniques du 11ème siècle mentionnent une hécatombe d’oiseaux suivie par une forte mortalité humaine : une des premières grippes aviaire. Jusqu’au 19ème siècle, les épidémies de grippes n’ont laissé que peu de traces, on mourrait de tellement de maladies, une de plus ou une de moins ! Et puis on y voyait la main de Dieu ou du Diable, rappelant aux pauvres pécheurs que nous sommes d’éternels fautifs. Les épidémies d’ »influenza » de 1830 et de 1847-48 surviennent en même temps que le choléra. La France se débat en ces périodes dans des conflits politiques et sociaux et ces deux grippes ne nous laissent malheureusement que peu d’archives.
La grippe « russe » ou de Sibérie de 1889-1890 fait autour de 200 000 morts dès la première semaine de son arrivée en Espagne. Les transports ferroviaires et transatlantiques diffusent le virus à toute vitesse. Le 1er décembre 1889 le virus est en Russie à St Pétersbourg, le 12 janvier 1890 il est aux Etats-Unis. Puis c’est l’Australie, la Nouvelle-Zélande en mars 1890. L’Afrique, l’Asie sont touchées ensuite par la « maladie de l’homme blanc ». Jusqu’à la fin du siècle, nous enregistrons des répliques. Pour la seule Europe nous comptons autour de 250 000 décès. Les seuls traitements peu efficaces d’ailleurs étaient la quinine et l’antipyrine.
Puis vint l’épidémie de « grippe espagnole » de 1918. Toutes ces grippes ont un cheminement sournois, nous le voyons encore aujourd’hui avec la Covid19.
En avril 1918, la guerre ravage encore l’Europe. La population est affaiblie, des villages ont été vidés et leurs habitants dispersés. Les charniers, les gaz, la faim, tout est en place pour que le virus se répande. Il aurait une origine hispanique, mais pour certains historiens il aurait fait sa première apparition dans le pénitencier de Sing Sing aux Etats-Unis.
Le journal « le Matin » fait le point quotidiennement sur cette « grippe bénigne » (une grippette ?).
--Le 4 juillet 1918 : A Londres un médecin qui avait 52 malades jeudi dernier en avait hier 184 ; 10 % du personnel des grands magasins sont absents. »
--Le 6 juillet : « En France, affirmait le chroniqueur, elle est bénigne ; nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais, de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce un symptôme de lassitude, de défaillance d’organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »
--- Jusqu’au 31 août quelques entrefilets consacrés à « cette petite épidémie » ; mais pour la première fois 4 morts à Gannat, 65 à Montpellier. Prélude à bas-bruit ? A Montpellier et ailleurs le plancher des salles de spectacle est lavé au grésil mais les ventilateurs mis en route contre les odeurs du désinfectant soulèvent virus et pneumocoques !!
---Mais déjà en février 1916, un mal étrange baptisé « pneumocoque des Annamites » tue un malade sur deux. Observé la première fois à Marseille par le médecin major de première classe Carnot, une association du virus de la grippe attribué au bacille de Pfeiffer et d’un pneumocoque ou tout autre germe pathogène. Le premier affaiblit le malade et le second a le champ libre pour essaimer dans le corps.
Ce mal apparait comme une maladie exotique, qui va sournoisement s’infiltrer un peu partout dans le pays. Les médecins ne s’en inquiètent pas outre mesure, un relent de racisme prétend que seuls les Asiatiques sont touchés.  « Ces Annamites réagissent comme des enfants ou des animaux sensibles », écrit le Dr Ribadeau-Dumas. Le Dr Carnot précise : « Cette septicémie se comporte chez les Annamites comme chez les animaux de laboratoires, lapins et souris. »
Pourtant il semble n’y avoir aucun doute : les médecins ont sous les yeux le tableau clinique de la grippe espagnole qui s’attaque d’abord aux plus fragiles, étrangers à nos climats et à nos pathologies, vivant dans des conditions d’hygiène médiocre, mal nourris. A partir de 1917, les Européens sont touchés par le virus. Les premiers cas sont signalés entre le 10 et 20 avril 1918 dans les tranchées à Villers-sur-Coudun. Mais la guerre occupe tous les esprits.
Transfert de malades Covid -www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-48-patients-atteints-evacues-dile-de-france-par-tgv-medicalise_fr_5e901b92c5b6458ae2a6bbac

Une contagiosité forte mais éparse : d’abord 12 décès à Montpellier, 10 à Rennes, 9 à Grenoble… Puis une faiblesse trompeuse en juillet et août qui amène une indifférence un peu près générale. A Marseille, en juillet, sur 356 cas, 35 décès soit une létalité de 9,8%, puis en août 10,7% et en septembre 8,3%.
Mais la guerre est un allié du virus : exode des populations, mouvements de troupes… Puis c’est la victoire et les soldats reviennent du front. On s’embrasse, on danse, on farandole, on fait la fête. Les familles reviennent chez eux. Le bouillon de culture est en place !!
--Le 20 septembre 1918 l’inquiétude investit la presse. Les inspecteurs de la préfecture de police de Paris mentionnent dans leurs rapports  : « Le bruit court que, d’après les médecins militaires, l’épidémie de grippe dite espagnole aurait pour origine la consommation de conserves alimentaires de provenance espagnole et dans lesquelles auraient été introduits des bacilles. On dit aussi que de nombreuses fabriques de conserve sont entre les mains d’Allemands. On prétend que les oranges auraient aussi subi des injections de même nature ».
Les malades commencent à s’entasser dans les hôpitaux militaires. Ils semblent frappés de sidération, le visage cyanosé par le manque de souffle.
La grippe semble vouloir prendre le relais de la guerre. L’imaginaire dans la population prend corps. On incrimine les voyageurs venus d’Orient, on soupçonne les moustiques, des armes bactériologiques secrètes et nouvelles allemandes….
Dans les campagnes les malades sont à l’abandon, souvent peu accessibles, le bétail errant dans les prés, les bois. Les routes, les chemins parfois impraticables aux ambulances. Des municipalités ferment les écoles, les cinémas, les théâtres. Des soldats permissionnaires sont interdits de certaines localités, ce qui attise le mécontentement de l’armée et des familles.
A Paris dans la semaine du 15 au 21 septembre, 64 morts, mais dans la semaine du 6 au 12 octobre, 616 décès de la grippe. Les chiffres s’envolent, 1046, 1473, 1329… jusqu’au 22 novembre, une décrue, 315, 175, 306, 189, 209. Les fleuristes engagent du personnel pour confectionner des couronnes mortuaires.  « Ce fléau, proclame une ménagère, est plus terrible que la guerre ou que les berthas et les gothas. » . A Lyon, à Dijon, on enterrerait les morts de nuit pour ne pas affoler la population. Un peu partout les pompes funèbres sont débordées et effectivement enterrent aussi de nuit. 
usbeketrica.com
Le personnel soignant, médecins, pharmaciens, infirmiers sont à saturation. Des files d’attente se forment devant les officines des pharmacies, des herboristes et des droguistes. Souvent une heure d’attente pour se faire servir et 24 heures pour confectionner les ordonnances. Les médicaments : quinine, huile de ricin, formol, aspirine et rhum qui fait l’objet d’une spéculation scandaleuse. On a des ruptures de stock.
On essaie à titre préventif chez soi des fumigations d’essence d’anis, de girofle, d’eucalyptus, de menthol, de camphre. Les hôpitaux civils comme militaires expérimentent des médications à base d’antiseptiques et de tonicardiaques, violentes mais peu efficaces ; injection d’or colloïdal et d’Electrargol, toniques, digitaline, huile camphrée, strychnine… Quelques médecins iront même jusqu’à pratiquer, à la suite d’informations publiées dans les quotidiens et dans la presse médicale, des injections d’essence de térébenthine.
Les médecins recommandent fortement le port du masque : s’il ne protège pas le porteur, il évite que les postillons du malade ne se répandent dans un rayon d’un mètre de diamètre ou de 2 mètres en cas d’éternuement ou d’expectoration. Le masque proche de ceux que nous avons maintenant a été inventé en 1908-1910 par un Chinois.
 « Être contre, écrit le Pr. Vincent, c’est le même préjugé absurde qui a entraîné la mort de tant de combattants au début de la guerre barbare par les gaz toxiques ou asphyxiants inventés par les Allemands. » Le Dr Roux, directeur de l’Institut Pasteur, et l’Académie de médecine s’enthousiasment pour le masque. Celui-ci doit être imprégné d’antiseptiques : eucalyptol, baume du Pérou ou de térébenthine. A défaut, écrit un médecin dans Le Matin, « une simple compresse hydrophile trempée dans l’eau bouillie, posée sur le nez et la bouche et attachée par-dessus les oreilles avec un cordonnet, fera l’affaire ».

Charles de Lorme en 1619, médecin du roi Louis XIII, avait préconisé pour les soignants un masque : un nez long d’un demi-pied (16cm) en forme de bec rempli de parfums…. (voir sur ce blog le 7/4/2020 De La Fragilité de nos Certitudes)
L’épidémie se met en veille dès les premiers froids, mais dès le printemps, survient une troisième vague. Plus de 36000 décès de mars à mai 1919. Elle nous laisse en paix en août avec seulement 9 morts.
Le bilan est lourd, même avec des chiffres optimistes. Pour 1918, la Statistique sanitaire de la France mentionne 91 565 décès grippaux auxquels nous devons ajouter les cas des départements occupés ou désorganisés par la guerre. Les soldats décédés du virus ne sont pas comptabilisés par la préfecture, ni les populations déplacées. En données corrigées, pour 1918-1919, on doit arriver à un total d’au moins 210 000 décès pour notre pays.
Est-ce que cette épidémie a fait plus de morts que la Grande Guerre ? Aucun travail de recherches n’a été fait. Mais on sait qu’en Espagne à Barcelone, en un seul jour on compte 259 décès et 1597 en une semaine, soit une mortalité grippale trois fois supérieure à celle de Paris. A Milan, les pompes funèbres ne peuvent abonder. En Lombardie, on affiche une mortalité grippale supérieure à la normale de 400% à 600% contre 200% à Paris…. On évalue la mortalité mondiale due à l’épidémie à une douzaine de millions de décès !!
D’autres vagues épidémiques grippales vont suivre. En Grande-Bretagne entre 1929 et 1937 elles feront encore des milliers de morts.
www Un couple britannique à la fin des années 20, portant des masques pour les prémunir de la grippe.
Crédit MARY EVANS/sipa


Ce sera le tour de la grippe asiatique de 1957 : un virus provenant des canards sauvages et d’une souche humaine de grippe. Démarrage en Chine, puis les Etats-Unis, et enfin l’Europe et le monde entier.  Ce sont les jeunes qui sont les plus touchés, les plus âgés bénéficient encore de l’immunité gagnée avec les grippes de 1889 er 1918.  Elle est insidieuse comme toutes les grippes : elle se manifeste par une fièvre de trois jours sans complications jusqu’à la pneumonie mortelle. On évalue le nombre de morts de 1 à 4 millions dans le monde, dont 10 000 en France. Mais là aussi une estimation sans doute sous-évaluée car on ne tient pas compte des maladies agissant en synergie avec la grippe.
D’autres grippes vont suivre, plus bénignes, qui parfois passeront pratiquement inaperçues
 Transfert de malades Civid19- /www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200414.OBS27493/le-tranport-des-malades-du-covid-19-en-train-un-casse-tete-logistique.html

Sources ou pour aller plus loin : Pierre Darmon Les pandémies grippales de 1889 au covid19 lhistoire.fr.avril 2020---wikipedia.org wikipedia-communs--A. Villard, Leçons cliniques sur la grippe à propos de l’épidémie de 1889 et 1890, Marseille, 1890 ; E.-J. Solmon, Contribution à l’étude des pandémies grippales, Lyon, 1891 ; L. Delmas, Étude sur l’influenza, Poitiers, 1896 ; C. Malanot-Prat, Épidémiologie et aspects cliniques de la grippe dite asiatique de 1957 à Marseille, Marseille, M. Leconte,1959.--- 15e région militaire, place de Marseille, rapport du médecin major Carnot sur le fonctionnement du 2e secteur médical de la 15e région, rapport de février 1916, Assa (Archives du Service de santé aux armées-Val-de-Grâce), A 54.---- Freddy Vinet La grande grippe de 1918 ; la pire épidémie du siècle  (éd. Vendémiaire2018 Université de Mnontpellier--2 Étude statistique réalisée à partir des sources suivantes :
Concernant l’armée :
Statistique médicale. Données de statistiques relatives à la guerre 1914-1918, Paris, Imprimerie nationale, 1922, archives de l’Assistance publique, 338 per 14.
Concernant la population civile :
Statistique sanitaire de la France pour l’année 1918, publié par le ministère des Cultes et de l’Intérieur, Melun, 1923 ; Statistique générale de la France. Annuaire statistique de 1919, Melun, 1925, pp. 37-38.




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