mercredi 27 février 2019

La Dame de Beaucaire





Eglise Notre-Dame-des-Pommiers frise romane de la Passion Beaucaire photo Jacques Debru-wikimedia.org

La Dame de Beaucaire :
Ou l’Histoire d’Aucassin et Nicolette





(Illustration de 1910 par Maxwelle Armfield pour l'édition anglo-américaine d'Aucassin et Nicolette d'Eugene Mason).

Voici une chantefable attribuée parfois au troubadour Rutebeuf (1230-1285), un des plus grands poètes de son temps. En fait l’auteur ou les auteurs nous sont encore inconnus, probablement Picards ou fortement influencés par cette culture. Des adaptations diverses au cours des siècles n’aident pas à dater ce texte, joué, récité, raconté, chanté, mimé et même exporté dans d’autres pays. Probablement du 12ème-13ème siècle. Au Moyen Âge la propriété littéraire n'existe pas et donc nous avons des imitations très nombreuses.... Mais qui a imité qui ??
 Cette pièce sera encore jouée dans notre pays jusqu’au 20ème siècle et même avant la Révolution de 1789 à Versailles par la troupe des « Seigneurs » dans laquelle se produisaient la reine Marie-Antoinette, la comtesse de Polignac et le futur Charles X encore comte d’Artois à ce moment-là. Lors de la fête folklorique du 23 août 1942 la chantefable sera inscrite au programme et jouée sur la plate-forme du château de Beaucaire.

C’est l’histoire de deux enfants qui s’aimaient et s’épousèrent après de longues tribulations. Un amour ingénu qui naît et se développe dans deux jeunes cœurs, l'histoire des fiançailles d'enfants qui se sourient et se tendent les mains dès l'âge le plus tendre, contrariées par un père et un statut social. Mais nous verrons que l’histoire va plus loin et est à contre-pied des récits de l’époque.

Pourquoi Beaucaire pour situer l’action ? Nous pouvons imaginer, un troubadour de passage dans cette ville lors de sa célèbre foire. Envouté, ébloui par les parfums, les couleurs, le brouhaha de la ville. Les bateaux qui font rêver à l’Orient, l’amoncellement des marchandises et les fêtes qui enivrent, une foule bigarrée, des langues inconnues..… (voir sur ce site La Foire de Beaucaire du 14/02/2019)
Ou bien la foire passée, dans le silence enfin retrouvé, l’occasion pour notre trouvère d’écrire en paix… Voici un résumé de l’histoire.



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Aucassin est le fils du comte Garin de Beaucaire, et par là appelé à un brillant avenir. Son père envisage un mariage glorieux pour lui, une épouse digne de son rang, la fille d’un roi ou pour le moins d’un comte. Nicolette est une jeune  sarrasine achetée par le vicomte de la Ville. Elle est baptisée et soigneusement élevée. Mais son avenir est tout tracé : le vicomte en fit sa filleule avec l’intention de la donner en mariage un jour à un jeune laboureur c’est à dire à un paysan suffisamment aisé pour avoir un attelage de bœufs.
Ce qui devait arriver arriva et le jeune Aucassin s’éprend de la jeune Nicolette. Aucassin devant le refus de son père de lui laisser épouser la femme de son cœur, refuse d’être armé chevalier, d’être mêlé aux tournois, et même de prendre les armes contre leur ennemi, le comte Bonzars de Valence.
 
Les 4 premiers vers avec la notation musicale. (BNF ms. 2168 fo 70r.)

Voyant l’obstination de son fils, le comte Garin demanda à son vassal le vicomte de chasser Nicolette. Celui-ci n’eut pas le cœur de le faire et l’enferma dans une chambre du château sous la surveillance d’une vieille servante. Aucassin lui avait été enfermé dans une vieille tour. Et un soir de mai lorsque la servante fut endormie, Nicolette découpa ses draps en corde et passant par la fenêtre elle se laissa glisser sur l’herbe fraîche. Courant dans les rues de Beaucaire, recherchant l’ombre de la lune, elle arriveva au pied de la tour où son Aucassin est emprisonné. Par une fente du mur, ils purent deviser tendrement. Nicolette avait un plan : elle allait se réfugier dans la forêt toute proche et il pourrait la rejoindre aussitôt évadé. Mais brusquement le guet de la ville apparut avec la mission de tuer la jeune fille s’il la retrouvait. Une sentinelle au sommet de la tour avait vu arriver la patrouille du guet et avertit à temps Nicolette car il estimait les deux amoureux et en avait pitié.
La jeune fille laissa passer le guet, cachée dans son grand manteau derrière un pilier, puis s’enfuit dans la forêt. Là sous un épais buisson, elle s’endormit jusqu’à l’aube. A l’aurore, elle installe son nid, garni de feuilles et de fleurs des champs en attendant son bien-aimé. Le bruit ayant couru qu’elle avait disparu, le comte libéra son fils et organisa une grande fête pour l’occasion. Aucassin en profita pour fuir. Il erra toute la journée sur son destrier sans avoir retrouver sa bien-aimée. Il se mit à pleurer, se lamenter quand soudain, au milieu du sentier un inconnu à la grande barbe blanche lui dit : « Je sais qui tu es et je peux te guider ». Et par cette belle nuit Aucassin rejoignit sa belle. Mais il fallait fuir et prenant Nicolette sur son cheval, ils partirent rapidement au galop à travers champs. Arrivé au rivage, des marchands qui naviguaient non loin de la côte acceptèrent de les prendre à bord. La haute mer gagnée, une violente tempête les poussa vers une terre étrangère, puis dans le port du royaume de Torelore. Mais une escadre sarrasine attaque le château et nos deux tourtereaux se retrouvent prisonniers, pieds et poings liés et jetés dans des barques différentes. Une nouvelle séparation. Après trois ans, Aucassin rentre à Beaucaire, ses parents sont morts dans l’intervalle. Il hérite et devient le comte de Beaucaire.
Nicolette se retrouve sur le bateau sur lequel d’habitude voyageait le roi de Carthage, son pays de naissance. Elle arrive au royaume de son enfance, elle a douze frères, tous rois ou princes qu’elle ne connaissait pas. Quand ils la virent, si belle jeune fille, si noble Dame, ils lui demandèrent de raconter son histoire. Elle leur déclara qu’elle était fille du roi de Carthage et qu’elle fut enlevée enfant il y a quinze ans. Ils reconnurent en elle la fille du roi …
Après maintes fêtes et cérémonies, elle chercha par quel moyen elle pourrait rejoindre Aucassin. Puis elle décida de partir nuitamment déguisée en jongleur. Elle débarqua sur la côte de Provence et de pays en pays elle arriva à Beaucaire.
Chantant et jouant de la viole, elle aperçut son bien-aimé sur le perron du château entouré de ses hommes d’armes. Il la reconnut immédiatement malgré le déguisement. Ils se marièrent et furent heureux. C’est ainsi que la fille du roi de Carthage en épousant le comte de Beaucaire devint la Dame de Beaucaire !!




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Illustration de 1910 par Maxwell Armfield pour l'édition anglo-américaine d'Aucassin et Nicolette d'Eugene Mason

Les contre-pieds de cette fable : Nicolette est sarrasine baptisée par son tuteur. Elle est courageuse, ingénieuse. Une femme habile. Aucassin de famille chrétienne porte un prénom dérivé de l’arabe Alcazin roi maure de Cordoue (10ème siècle) ; il pleure, se lamente, loin du héros médiéval des Chevaliers de la Table Ronde. Il n'imagine rien pour retrouver son amie. Il renonce à ses devoirs de fils. Il se laisse porter par les évènements, sorte d’antihéros. Nicolette a le meilleur rôle, c’est elle qui prend l’initiative sans pleurer, sans se laisser abattre par l’infortune !! Une femme très moderne.
Dans une des tirades d’Aucassin sur le paradis et l’enfer, les valeurs de la religion sont bousculées. A un autre endroit du texte, les deux amoureux se demandent qui de l’homme ou de la femme aime le mieux .
  « Femme ne puet tant amer l'oume con li hom fait le femme ; car li amors de le fenme est en son oeul et en son le cateron de sa mamele et en son l'orteil del pié ; mais li amors de l'oume est ens el cué plantee, dont ele ne puet iscir »
« La femme ne peut aimer l'homme autant que l'homme aime la femme ; car l'amour de la femme est dans son œil et à la pointe de son sein et au bout de l'orteil de son pied, mais l'amour de l'homme est planté dans son cœur et n'en saurait sortir » Traduction : A. Bida 1878, p. 23.


Cette fable pourrait être une parodie destinée à divertir contrairement à l’usage des auteurs d’épopée de cette période qui est d’instruire ou d’édifier par l’exemplarité des comportements. D’ailleurs le manuscrit de la BNF (ms2168 f°80) commence par des vers qui montrent une intention de divertir. On peut lire sur ce manuscrit les derniers vers « no cante fable prent fin ». On l'imagine bien jouer sur les marchés des villages, sur une estrade au milieu de mimes et acrobates.

1910 Maxwelle Armfield édit anglo-américaine Eugène Mason
Des adaptations au cours des siècles : un récit en prose de Jean Moréas traduit en provençal par Marius André en 1893 et résumé par Frédéric Mistral en vers provençaux dans Le Poème du Rhône de 1897. Des opéras dont un allemand.
Un petit opéra de 40 minutes de Paul le Flem en 1910 avec chœur, cordes, harpes, piano et orgue, destiné à un théâtre d’ombres. Une adaptation de Serge Ligier parlée et chantée en vieux français, reprise en 1962-63-66 à Paris, Limoges…. Le cinéma s’y est aussi intéressé en 1976 avec Lotte Reiniger dans un court métrage d’animation.
C’est souvent dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes !!


·         Illustration de 1900 par V. Jastrau pour l'édition danoise d'Aucassin et Nicolette





Sources  wikipedia.org---Mario Roques(Éditeur scientifique), Aucassin et Nicolette : chantefable du XIIIe siècle, Paris, H. Champion, coll. « Les classiques français du Moyen Âge » (no 41), 1929, In-16, 107 p. (notice BnF no FRBNF33250981)
Aucassin et Nicolette, chantefable du XIIIe siècle [archive] disponible sur  Gallica BNF ---wikipedia.org—Comité des Musées de Beaucaire 1977Livret Beaucaire--

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